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Commentaire d'un article du Figaro du 25/1/18

Pierre Vermeren vient de signer dans le Figaro (25/1/18 ; http://premium.lefigaro.fr/vox/societe/2018/01/24/31003-20180124ARTFIG00330-pierre-vermeren-le-baby-boom-a-permis-l-essor-de-la-population-francaise-un-mythe.php) un article intitulé « Le baby-boom a permis l’essor de la population française, un mythe ».

Si l’on met de côté la variation du champ géographique (France entière, avec ou sans Mayotte, France métropolitaine), l’idée selon laquelle le baby-boom tient surtout à un essor endogène de la population française métropolitaine est en effet peu conforme à la réalité. Les apports extérieurs (immigration étrangère et rapatriés) ont joué un rôle très important.

Si l’on s’attache à un périmètre fixe, la France métropolitaine, le nombre de naissances a connu deux pics, le premier en 1964 avec 878 000 naissances et le second en 1971 avec 881 000 naissances.

APPORT DÉMOGRAPHIQUE DE L’IMMIGRATION ÉTRANGÈRE EN FRANCE MÉTROPOLITAINE DEPUIS 1960 MESURÉ EN 2011

Pour trancher, il faut se pencher sur ce qu’a été l’apport démographique de l’immigration étrangère en France. C’est une opération technique dans laquelle il n’est pas utile d’entrer ici (voir https://www.erudit.org/fr/revues/cqd/2015-v44-n2-cqd02448/1035952ar.pdf)

En fait, il s’agit de répondre à la question : Quelle aurait été la population de la France métropolitaine à une date Y, en l’absence d’immigration étrangère depuis X ? Et, par la même occasion, on peut estimer ce qu’aurait été la natalité. Rappelons que l’apport démographique ainsi estimé ne dit rien de la population d’origine étrangère.

C’est un exercice que j’ai mené à trois reprises, dont la dernière à partir de l’enquête Famille de l'Insee de 2011, enquête suffisamment importante et comportant les questions permettant de développer ce type d’estimation[1].

J’ai donc estimé ce qu’aurait été la population en France métropolitaine début 2011, en l’absence d’immigration étrangère.

En l’absence d’immigration étrangère depuis 1960, il aurait manqué 9,7 millions d’habitants, soit 15,4 % de la population en France métropolitaine. Cet apport démographique de l’immigration étrangère explique 55 % de l’accroissement démographique depuis 1960. Sans immigration depuis 1960, la population de la France métropolitaine serait passée de 45,5 millions à 53,4 millions au lieu de 63,1 millions. Cet apport peut être distingué par vague migratoire (quasi)décennale, comme sur le graphique ci-dessous qui cumule, à rebours, l’apport migratoire de ces vagues migratoires. L'apport démographique de la vague 2000-2010, la plus récente, égale déjà presque, en moyenne annuelle, celle des années 1970.

Contribution des vagues migratoires (quasi)décennales d'étrangers depuis 1960, cumulées à rebours, à la population de la France métropolitaine en 2011 (%)
Source : Tribalat d'après l'enquête Famille de 2011 de l'INSEE
Lecture : L'immigration étrangère intervenue depuis 2000 a augmenté la population en 2011 de 3,7 %. Si l'on y ajoute celle des années 1990, c'est 6,1 % de la population de 2011. Si l'on y ajoute celle des années 1980, c'est 8,9 %...

Contribution des vagues migratoires (quasi)décennales d'étrangers depuis 1960, cumulées à rebours, à la population de la France métropolitaine en 2011 (%)
Source : Tribalat d'après l'enquête Famille de 2011 de l'INSEE
Lecture : L'immigration étrangère intervenue depuis 2000 a augmenté la population en 2011 de 3,7 %. Si l'on y ajoute celle des années 1990, c'est 6,1 % de la population de 2011. Si l'on y ajoute celle des années 1980, c'est 8,9 %...

Ce qui nous intéresse plus particulièrement ici, c’est l’apport démographique en naissances. Il est figuré sur le graphique ci-dessous qui cumule, toujours à rebours, les naissances dues aux différentes vagues migratoires (base 1000 en 1960). Comme l’affirme Pierre Vermeren, le baby-boom aurait été réduit sans l’immigration étrangère connue depuis les années 1960. Il l’aurait été encore plus si l’on prenait en compte la venue des rapatriés d’Algérie. Ce que j’ai fait dans un exercice précédent arrêté en 1999.

Si le nombre de naissances retrouve presque en 2010 le niveau de 1960, c’est très largement dû à l’immigration étrangère intervenue depuis 1960. Sans elle, le nombre de naissances aurait été plus faible de 27 %. Le cumul des effets des vagues migratoires successives a déformé la courbe d’évolution des naissances en adoucissant la pente de la chute de la natalité pendant les années 1986-1994, en transformant à la hausse la stagnation qui aurait sinon eu lieu jusque vers 2000 et, enfin, grâce surtout à l’immigration des années 2000, en remplaçant une baisse de la natalité par une hausse vigoureuse du nombre de naissances.

Mais, lorsqu’on examine les effets sur la structure par âge et sur le rapport de soutien réel (ceux qui travaillent/ ceux qui ne travaillent pas quelle qu’en soit la raison, scolarité, études, chômage, inactivité, retraite...), l’apport de l'immigration étrangère se révèle être surtout quantitatif : il a augmenté la population.

Effets cumulés à rebours sur le nombre annuel de naissances (base 1000=1960) des vagues migratoires (quasi)décennales d'étrangers.
Source : Tribalat d'après l'enquête Famille de 2011 de l'INSEE

Effets cumulés à rebours sur le nombre annuel de naissances (base 1000=1960) des vagues migratoires (quasi)décennales d'étrangers.
Source : Tribalat d'après l'enquête Famille de 2011 de l'INSEE

Pierre Vermeren a donc raison de relativiser le baby-boom. Mais il fait un usage peu orthodoxe d’informations chiffrées dont on ne sait pas trop où il les a dénichées.

Il faut d’abord se méfier des changements de périmètre des données publiées par l’Insee. Si l’on veut comparer aujourd’hui avec 1946, il faut rester sur la France métropolitaine. Ainsi entre le 1er janvier 1946 et le 1er janvier 2018, la population s’est accrue de près de 25 millions et non 28.

Je passe sur les immigrés sur trois générations. Il faudrait vraiment que l’on cesse d’appeler immigrés des individus nés en France, ce qui est une impossibilité dans les termes.

Les chiffres cités ensuite sont approximatifs. Citons simplement son appréciation du nombre d’Européens de l’Est et des Balkans en France depuis 1989 : « peut-être 500 000 » (je souligne).

Pour Pierre Vermeren, les subtilités des différences de définitions des populations d’origine étrangère entre la France et l’Allemagne n’existent pas[2]. Il prévoit que, si l’on pouvait remonter sur quatre générations en France, depuis la guerre ajoute-t-il, on s’approcherait du nombre de personnes d’origine étrangère en Allemagne. Il n’a visiblement aucune idée de la manière dont on mesure ou estime la population d’origine étrangère. Les comparaisons doivent se faire à nombre de générations identique, dans des définitions les plus proches possibles, ce qui n’est pas facile en Europe. C’est le nombre de générations qui compte et non une date de départ hypothétique.

Encore une fois, pour apprécier l’évolution de la population, il faut raisonner à champ constant : la France métropolitaine, si l’on remonte loin dans le temps, sinon ce peut être la France entière, si les données existent, avec l’inconvénient de l’introduction de Mayotte en 2014, dont la population est faible il est vrai. Le changement de champ géographique ne peut pas être une cause d’augmentation de la population comme l’écrit pourtant Pierre Vermeren. Son argument reflète seulement une absence de maîtrise de la règle qui consiste à faire des comparaisons à champ constant.

Les approximations culminent dès qu’il s’agit de musulmans. C’est au Pew Research Center qu’il attribue l’estimation qu'il retient de 8,5 millions de personnes d’origine musulmane en 2017, chiffre qui lui "paraît plausible". On se demande qu'est-ce qui justifie cette plausibilité. Pourtant, le Pew s’intéresse aux musulmans et non aux personnes d’origine musulmane. Mais c’est l’énormité du chiffre, en dépit de sa plausibilité, qui le convainc qu’il ne peut s’agir que de populations d’origine musulmane.

Il n’a manifestement pas lu le rapport du Pew sur les projections de musulmans en Europe puisqu’il lui attribue une définition qui n’a rien à voir à celle effectivement utilisée : « Le chiffre avancé par cet institut de recherche américain est énorme par rapport aux statistiques des organismes français. Mais les Américains dénombrent les musulmans en fonction du critère islamique (tout enfant né d'un père musulman est musulman) et non en fonction de l'affirmation ou de la pratique religieuses. Population d'origine musulmane serait donc plus exact. » Ah ! Ces  Américains. Ils font toujours des coupables idéaux.

Toutes ces supputations sont probablement amenées par une confusion que Pierre Vermeren a peut-être faite à la lecture de la presse. Le chiffre du Pew à la mi-2016 est 5,7 millions, soit 8,8 % (http://www.micheletribalat.fr/436796788).

Le nombre qu'il avance correspondrait mieux à l’estimation au doigt mouillé de François Héran pour qui il y aurait en France 12,5 % de personnes d’origine musulmane (http://www.micheletribalat.fr/434831497), s’il avait lu son livre.

La suite ne vaut guère mieux quant à l'usage des chiffres. 

Les journaux, revues et éditeurs doivent s’acheter une conduite et montrer plus d’exigences sur les définitions, la datation, la source, le champ... des données qu’ils publient. Cela s’impose à l’heure des fake news. Même publiés sans aucune mauvaise intention, des chiffres faux sont repris par des lecteurs qui ont du mal à résister au biais de confirmation et les font tourner ensuite sur internet.

[1] TRIBALAT M. (dir) 1991, Cent ans d’immigration, Étrangers d’hier, Français d’aujourd’hui, Ined/PUF, 302 p. TRIBALAT M. 2005, « Fécondité des immigrés et apport démographique de l’immigration étrangère », dans BERGOUIGNAN C., BLAYO C., PARANT A., SARDON J.-P. et TRIBALAT M., La Population de la France, Tome II, CUDEP, p. 727-770. TRIBALAT M., 2015, « Apport démographique de l’immigration étrangère en France depuis 1960 », Cahiers québécois de démographie, 44(2), p. 181-201. https://www.erudit.org/fr/revues/cqd/2015-v44-n2-cqd02448/1035952ar.pdf.

[2] Pour avoir une idée de la complexité de la définition allemande voir http://www.micheletribalat.fr/436798443.

Je ne suis pas la seule à m’être posée ce genre de question. Rossiter a été un pionnier au début du siècle dernier pour les États-Unis. Sauvy aussi, dans les années 1920, avait tenté de répondre grossièrement à ce type de question. Depoid aussi au début des années 1940. Gibson l’a fait par deux fois (1975, 1992) aux Etats-Unis, sur très longue période (d’où l’option pour une méthode simple). Et, bien sûr, au Canada, pays d’immigration s’il en est, on a aussi essayé de mesurer l’apport démographique des migrations (Duchesne (1993), Edmonston (2010)). Un grand nombre de ces tentatives utilisent ce qu’on appelle la méthode de la population fermée, beaucoup plus facile, mais qui ne permet pas de distinguer l’immigration étrangère de celle des natifs. En France, Hervé Le Bras l’avait fait en 1991, Aubry et als aussi pour la France en 2005. Enfin Philipov et Schuster, ont mené ce type d’estimation pour les pays de l’UE (2010).

Commentaires

Jean-Pierre Baux

13.02.2018 20:04

Votre mise au point est passionnante et permet au béotien que je suis d'y voir plus clair.
Un grand merci.
Jean-Pierre Baux

Sprikritik

27.01.2018 19:33

Merci de nous aider à séparer le bon grain de l'ivraie afin d'être inattaquable et crédible quand nous dénonçons ce qui est tout de même le fruit regrettable d'une incurie de nos irresponsables.

Plumauzille Michel

27.01.2018 18:35

Merci, Michèle
Je vois que vous êtes toujours aussi à la pointe du progrès sur ces dossiers brûlants

Derniers commentaires

28.11 | 10:40

À mon avis à la Doc de l'Ined sur le campus Condorcet ou à la BNF

27.11 | 23:14

Cette période de baisse étant due à la crise de 1929 (avec des effets sur l'emploi à partir de 1932) et à la 2e guerre mondiale.

27.11 | 23:13

Selon l'INSEE, la part des immigrés et des enfants d'immigrés augmente en France depuis 1911 (2,7%) jusqu'en 2021 (10,6%).
La seule période de baisse a été de 1931 à 1946.

27.11 | 22:57

Bonsoir

Où peut-on lire l'étude sur Crulai?