COMMENT MIEUX APPRÉHENDER LES FLUX MIGRATOIRES EN FRANCE

 

3 novembre 2023

 

On assiste, depuis quelques années, à diverses « estimations » statistiques censées répondre aux imperfections des données communiquées par le ministère de l’Intérieur sur les entrées d’étrangers en France. En effet, le ministère de l’Intérieur ne donne à consulter qu’une statistique des premiers titres de séjour délivrés. Ce qui est, certes, un progrès par rapport à ses productions des années 1990 et avant, mais reste insuffisant. Si la série temporelle qu’il produit ainsi a une certaine cohérence et donne une idée de l’évolution des flux dans le temps, elle paraît insuffisante pour rendre compte du phénomène réel. Ce qui a amené les audacieux à se livrer à des estimations hasardeuses.

 

François Héran, ancien directeur de l’Ined et professeur au Collège de France, fait partie de ces audacieux peu scrupuleux. Dans Le Monde le 26 avril 2020[1], il ajoutait ainsi aux 270 000 nouveaux 1ers titres de séjour délivrés en 2019 (estimation provisoire du département des statistiques, des études et de la documentation (DSED) du ministère de l’Intérieur de janvier 2020) 130 000 demandeurs d’asile (en comptant large et sans double-compte, écrivait-il) : « On peut estimer à 400 000 environ le nombre d’entrées annuelles de migrants non européens sur le territoire français ». À ces 400 000, il ajoutait 140 000 ressortissants de l’Union européenne - chiffre faux - pour conclure, à la manière paradoxale qu’on lui connaît : « chaque année en France, 540 000 entrées environ relèvent de la migration, ce qui est très peu sur l’ensemble des 90 millions d’entrées provisoires ou durables : 0,6 % » ; proportion évaluée sur l’ensemble des entrées en France y compris touristiques !


Plus récemment, Didier Leschi, directeur de l’Office français de l’immigration et de l’intégration (OFII), s’est livré lui aussi à ce type d’estimation, avec plus de subtilité, tout en se trompant. À la question que lui posait Romain Desarbres, sur Europe 1 le 29 septembre 2023, sur le nombre d’étrangers que la France accueille légalement chaque année, il répondit ceci : « Aux alentours de 200 000 titres de séjour chaque année, 220 000. Il y a des étudiants, on est devenu un pays de très forte immigration étudiante francophone qui aujourd’hui est de plus de 100 000. C’est-à-dire supérieure à ce qu’on appelle l’immigration familiale. L’immigration familiale, c’est le deuxième poste et puis après on a une immigration de travail qui continue. Et puis on a les demandeurs d’asile et la difficulté souvent dans le débat c’est qu’un demandeur d’asile, une fois qu’il est inscrit comme demandeur d’asile, il est en situation légale. Donc si vous rajoutez aux 220 000, 130 000 ou 140 000 [on est à plus de 350 000, ajoute Romain Desarbres qui sait compter]. Voilà, c’est à peu près ça »[2]. Didier Leschi, on le voit, n’a pas cumulé les demandeurs d’asile avec ceux qui ont obtenu, dans l’année, le statut de réfugié ou une protection subsidiaire.


Je suppose que Didier Leschi, qui n’a pas donné l’année correspondant à ces chiffres, se réfère aux chiffres provisoires du DSED pour l’année 2022, seule année récente pour laquelle le nombre de 1ers titres de séjour délivrés à des étudiants dépasse 100 000. Le chiffre définitif sera publié en janvier 2024.

Le DSED vient de « changer de pied » sur le choix du champ géographique en privilégiant la « France entière » et non plus la « France métropolitaine »[3]. Mais comme le DSED a publié un tableau sur les révisions successives portant encore sur la France métropolitaine, c’est ce champ géographique que je vais privilégier.


Nous avons bien 100 637 1ers titres de séjour délivrés aux étudiants, 89 305 pour motif familial et 51 281 pour motif économique, soit un total de déjà 241 223. Même en mettant de côté les 39 380 1ers titres de séjour humanitaires (comprenant les demandeurs d’asile pour lesquels la démarche a été couronnée de succès) il reste quand même 26 660 premiers titres délivrés pour des motifs qualifiés de divers. Soit un total de 267 883. Total auquel, si l’on poursuit la démarche de Didier Leschi, il faudrait rajouter les 136 724 demandeurs d’asile qui ont reçu une attestation de demande d’asile en préfecture, soit 404 607.


En introduisant les attestations délivrées aux demandeurs d’asile à la place des délivrances de 1ers titres de séjour pour motif humanitaire, Didier Leschi cherche ainsi à échapper aux doubles-comptes sur l’année ou sur plusieurs années. En effet, un demandeur d’asile peut obtenir une protection l’année de sa demande ou bien, plus tard, lorsqu’il a épuisé procédures et recours. On ne peut donc compter à la fois les titres de séjour délivrés une année donnée aux demandeurs d’asile et les attestations de première demande d’asile délivrées la même année en préfecture, au guichet unique (GUDA). Cependant, ces demandeurs d’asile n’obtiendront pas tous un titre de séjour et, s’ils finissent par en obtenir un, ce ne sera pas forcément au titre de réfugié ou de la protection subsidiaire. Certains finiront par obtenir une régularisation, le plus souvent pour motif familial[4]. Il ne suffit donc pas d’éliminer les 1ers titres de séjour délivrés pour raison humanitaire pour éviter les doubles comptes. Par ailleurs, les demandeurs d’asile ne sont pas les seuls à bénéficier de papiers provisoires (validant, pour certains, l’examen d’une demande de titre de séjour). Les Ukrainiens, qui ont trouvé un refuge provisoire en France, ne sont pas comptés alors qu’ils bénéficient d’APS renouvelables, au titre de la protection temporaire. Certains finiront par s’installer en France et le DSED les comptera lors de l’attribution d’un 1er titre de séjour. C’est aussi le cas des étrangers qui demandent une régularisation de leur situation pour « liens personnels ou familiaux ». On leur délivre un document provisoire qui les met eux aussi en « situation légale », le temps de traiter leur demande.


À vouloir tout englober, on finit par mélanger, dans la notion de « situation légale », des étrangers qui en sont à différentes étapes du processus de délivrance ou non d’un titre de séjour.

Pour résoudre ce dilemme, il faudrait distinguer ces différentes étapes. Ce que, dans un rapport rendu au ministre de l’Intérieur Jean-Pierre Chevènement en 1998 [voir encadré en fin de texte], nous appelions à faire en distinguant le premier contact, que nous qualifions aussi d’indicateur de « pression migratoire », de la délivrance du 1er titre de séjour : « L’idée de se limiter, comme on l’a fait jusqu’à présent, à la mesure des entrées à travers la délivrance d’un titre de séjour, est à réviser. En effet, AGDREF offre des possibilités de connaissance allant au-delà de la connaissance de l’immigration régulière. Elle permet d’élaborer deux concepts fondamentaux pour cerner le phénomène migratoire ».

Il est alors possible d’élaborer un indicateur de transformation des premiers contacts en séjours réguliers[5]. Il est des cas où le premier contact se confond avec la délivrance d’un titre de séjour. C’est le cas des visas de long séjour valant titre de séjour (VLS-TS) créés en 2009. Pour produire les effets d’un titre de séjour, il doit être validé en France. Jusqu’au 17 février 2019, cette validation s’opérait dans les locaux de l’OFII. Depuis le 18 février 2019, elle se fait de manière dématérialisée sur le site du ministère de l’Intérieur. L’étranger l’imprime et la conserve dans son passeport. En 2022, la France a enregistré 138 905 validations de ces VLS-TS[6].


Si un tel travail était mené, nous manquerions encore les données sur les mineurs puisque ces derniers ne sont pas soumis à la détention d’un titre de séjour. Il me semble que l’attribution automatique d’un titre « Mineur » aurait bien des avantages. Elle éviterait aux familles d’avoir à demander un document de circulation pour que leur enfant mineur puisse voyager à l’étranger. Elle permettrait d’introduire les données sur les mineurs dans AGDREF et de les compter sans attendre la délivrance occasionnelle d’un document de circulation ou d’un titre de séjour à leur majorité. Elle éviterait aussi de ne pas les compter du tout lorsqu’ils bénéficient de l’effet collectif d’une acquisition de la nationalité française des parents. Cela s’impose d’autant plus avec l’irruption, ces dernières années, des entrées en nombre important de mineurs non accompagnés (MNA).


Cependant, les données du ministère de l’Intérieur ne peuvent renseigner sur les flux des étrangers bénéficiant de la libre circulation et qui ne sont pas obligés de détenir un titre de séjour, même si certains en font la demande. Il ne faut pas vouloir faire dire à ces données ce qu’elles ne peuvent pas dire. Le suivi du nombre et de la proportion d’immigrés, au fil des enquêtes annuelles de recensement, permet d’élargir la focale sur l’évolution de l’immigration étrangère en France.


S’agissant des informations recueillies par le ministère de l’Intérieur, c’est le DSED qui est le mieux placé pour mettre en œuvre les indicateurs de premier contact et de transformation de ces premiers contacts en attribution de titres de séjour.

Enfin, les journalistes eux-mêmes devraient apprendre à poser des questions plus judicieuses et plus précises ne prêtant pas aux approximations « à la louche ». Lorsque Romain Desarbres demande à Didier Leschi combien d’étrangers la France accueille légalement chaque année, il suppose implicitement que le nombre d’entrées d’étrangers n’évolue pas et incite ainsi son invité à se livrer à des approximations.

 

 

ENCADRÉ

RAPPORT FINAL DE LA MISSION STATISTIQUE SUR LES RESSORTISSANTS

ÉTRANGERS AU MINISTÈRE DE L’INTÉRIEUR

Décembre 1998, Guy Neyret (Insee), Xavier Thierry (Ined), Michèle Tribalat (Ined)

 

Dans une lettre du 20 mars 1998, le ministre de l’Intérieur, Jean-Pierre Chevènement, demanda conjointement à l’Ined et à L’insee de mener une mission d’inventaire de l’ensemble des données relatives aux étrangers élaborées à la Direction des libertés publiques et des affaires juridiques (DLPAJ) et de faire des propositions pour un meilleur usage de l’application AGDREF (Application de gestion de la réglementation sur l’entrée et le séjour des étrangers) afin, notamment, de remplir la mission fixée par la loi du 11 mars 1998, de remettre un rapport annuel au Parlement sur le sujet. Le ministre était à la recherche d’éléments statistiques propres à éclairer les activités, à inspirer les choix et à faciliter la connaissance de l’action administrative.

Cette mission fut confiée à Guy Neyret de l’Insee, Xavier Thierry et à moi-même de l’Ined. Un rapport fut rendu en décembre 2018.

C’est lors d’un entretien avec Jean-Marie Delarue, Directeur des libertés publiques et des affaires juridiques que nous fut précisée notre mission. Celle-ci devait contribuer à l’amélioration et la modernisation des statistiques produites, le tout dans un souci de transparence. Ce qui nécessitait de faire un diagnostic complet sur l’application informatique AGDREF et les modes de production statistique de la sous-direction des étrangers. Comme nous l’écrivions dans l’introduction de notre rapport « voir clair dans les sources disponibles, détecter les incohérences, les lacunes, les insuffisances du système de production d’information sur les étrangers et proposer des corrections et améliorations, telles ont été nos directives » (p. 1)[7].

Dans ce rapport nous écrivions aussi : « Aucune statistique moderne, à la fois fiable et utile, n’est possible, aucune ambition statistique ne saurait être satisfaite en gardant, en l’état, le mode de production statistique greffé sur AGDREF. Il n’a pas la souplesse nécessaire et ne garantit pas la qualité, pas plus qu’il n’y incite » (p. 75).


[1] https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/04/26/francois-heran-l-ideologie-du-confinement-national-n-est-qu-un-ruineux-cauchemar_6037821_3232.html.

[2] https://www.dailymotion.com/video/x8oep5s.

[3] Sans le signaler. Le tableau donnant « la délivrance de premiers titres de séjour » est encore mentionné entre parenthèses (métropole). Mais l’indication « France métropolitaine » ne figure plus en bas du tableau. On y lit simplement : « France, hors ressortissants britanniques».












https://www.immigration.interieur.gouv.fr/Info-ressources/Etudes-et-statistiques/Chiffres-cles-sejour-visas-eloignements-asile-acces-a-la-nationalite/Les-chiffres-2022-publication-annuelle-parue-le-22-juin-2023 (capture d’écran le 3 novembre 2023).

[4] « Ainsi, 70 % des femmes ayant déposé une demande d’asile entre 2000 et 2002 ont été admises au séjour contre 52% des hommes », le plus souvent pour motif familial. Cf. Hippolyte d'Albis et Ekrame Boubtane, « L’admission au séjour des demandeurs d’asile en France depuis 2000 », Population & Sociétés, N° 552, février 2018, https://www.ined.fr/fichier/s_rubrique/27442/pop.soc_552.migration.asile.fr.pdf.

[5] Un peu comme l'ont fait Hippolyte d'Albis et Ekrame Boubtane à propos des demandes d’asile.

[6] Chiffre provisoire du DSED du ministère de l’Intérieur. Cf. https://www.immigration.interieur.gouv.fr/Info-ressources/Etudes-et-statistiques/Chiffres-cles-sejour-visas-eloignements-asile-acces-a-la-nationalite/Les-chiffres-2022-publication-annuelle-parue-le-22-juin-2023.

[7]  Ce rapport est consultable à la bibliothèque de l’Ined sur l’Humatèque du campus Condorcet :   https://catalogue.humatheque-condorcet.fr/discovery/fulldisplay?docid=alma991006497619705786&context=L&vid=33CCP_INST:CCP&lang=fr&search_scope=ALL&adaptor=Local%20Search%20Engine&tab=ALL&query=creator,exact,Neyret%20Guy,AND&facet=creator,exact,Neyret%20Guy&mode=advanced&offset=0