DYNAMIQUE DÉMOGRAPHIQUE DES MUSULMANS DE FRANCE

Michéle Tribalat

Une grande enquête, en 2008, a permis de recueillir des données chiffrées sur le nombre de musulmans de France, sur leur origine et sur les facteurs susceptibles d’influencer leur démographie. À partir de ces résultats, michèle Tribalat procède à l’analyse qui suit.

Commentaire, Hiver 2011-2012, n°136. 

Les données chiffrées sur les musulmans sont rares et émanent généralement des instituts de sondage privés[1], sans permettre, toutefois, une estimation du nombre de musulmans en France. Du côté de la statistique publique, peu d’enquêtes ont recueilli des informations sur l’affiliation religieuse. C’était le cas de l’enquête Étude des relations familiales et intergénérationnelles (ERFI) en 2005.  En 2008, l’enquête Trajectoires et origines (Teo) [2] a recueilli la religion précise[3] des enquêtés et celle de leurs parents, sans toutefois tirer parti de cette innovation jusqu’au bout puisque le questionnaire n’a pas été spécifié de manière à s’adapter aux préceptes de chacune des religions[4]. Néanmoins, l’enquête comprend un échantillon confortable représentatif des musulmans âgés de 18-50 ans en 2008 (5071). Si l’on ne peut aller très loin dans l’analyse des pratiques religieuses, au moins est-il possible de donner une idée du nombre de musulmans, de leur origine et des facteurs susceptibles d’influencer la dynamique démographique de la population musulmane en France. La transmission est très dépendante, nous le verrons, de l’endogamie religieuse, ce qui place l’étude des unions en fonction des affiliations religieuses des conjoints au cœur de celle de la transmission. Cette dernière constitue, avec l’intensité du flux migratoire et la fécondité différentielle, un des trois principaux facteurs d’expansion de la population musulmane en France.

 

COMBIEN SONT-ILS ?

Laissons de côté les chiffres lancés à la volée - les 5 à 6 millions de musulmans inlassablement répétés depuis au moins 10 ans, sans parler de chiffres encore plus farfelus - dont la méthode d’estimation est absolument intraçable[5]. Dans l’enquête ERFI réalisée en 2005 par l’Ined et l’Insee auprès d’environ 10 000 personnes[6], 5 % des enquêtés âgés de 18 à 79 ans se déclaraient musulmans, estimation reprise par le Pew Forum  en 2009[7]. Cette estimation a été révisée dans les projections de populations musulmanes réalisées par l’IIASA (International Institue for Applied System Analysis), reprises et publiées par le Pew Forum en 2011, avec un chiffre de 4,7 millions en 2010, soit 7,5 % de la population[8] qui, comme on va le voir, semble un peu trop élevé.

La méthode que j’avais retenue en 1999 pour évaluer le nombre de musulmans potentiels en utilisant la filiation et l’origine était un pis aller[9]. Que donne-t-elle lorsqu’elle est appliquée aux effectifs de l’enquête Teo sur la tranche d’âges 18-50 ans ?

Le nombre de musulmans potentiels dépasse de 30 % celui des musulmans effectifs des pays pris en compte dans l’estimation et surestime de 16 % le nombre total de musulmans : 2,5 millions contre 2,1 millions de musulmans qui se sont déclarés tels. En fait, cette méthode donne un chiffre qui est très proche de celui des personnes dont au moins un parent est musulman (2,4 millions, lequel n’inclut pas les convertis). L’enquête Teo permet d’estimer, à partir des déclarations des enquêtés sur leurs enfants âgés de moins de 18 ans résidant en France, la proportion d’enfants d’au moins un parent musulman par tranche d’âges de trois ans. Cette proportion appliquée aux effectifs de la population métropolitaine au 1er janvier 2009 donne un effectif, une fois corrigé des défections de transmission[10], de 1,21 millions d’enfants, chiffre augmenté de 74 000 enfants convertis[11]. Il faut y ajouter environ 540 000 musulmans âgés de plus de 50 ans[12]. On parvient ainsi à une population musulmane proche de 4 millions de musulmans, soit 6,4 % de la population métropolitaine. La France est ainsi le pays de l’UE où la proportion de musulmans est la plus élevée, devant l’Allemagne et le Royaume-Uni, pour ne considérer que les grands pays d’Europe (tableau I). Les projections de l’IIASA, qui démarrent sur une population musulmane surestimée en 2010 (7,5 %), évaluent à 10,3 % la proportion de musulmans en France en 2030.

Tableau I.- Nombre de musulmans (en millions) et proportion de musulmans dans l’ensemble de la population de France, d’Allemagne et du Royaume-Uni en 2008


Effectifs

%

France

4,0

6

Allemagne

4,0

5

Royaume-Uni

2,4

4

Source : France : estimation d’après l’enquête Teo, 2008, Ined-Insee.Allemagne : Muslim Life in Germany, A Study Conducted on Behalf of The German Conference on Islam, 2008.  http://www.euro-islam.info/wp-content/uploads/pdfs/muslim_life_in_germany_long.pdf    Royaume-Uni : Labour Force Survey, 2008.

 

QUELLES SONT LEURS ORIGINES ?

 

Si l’on veut bien ne pas remonter aux invasions arabo-berbères, l’islam est, en France, une nouveauté liée à l’histoire migratoire récente. En effet, 94 % des musulmans déclarés, âgés de 18-50 ans, sont immigrés ou enfants d’immigrés. Sur les 6 % restants, environ la moitié sont de parent(s) musulman(s), probablement des petits-enfants d’immigrés (d’Algérie le plus vraisemblablement). Restent près de 3 % de musulmans d’origine française depuis plus de deux générations n’ayant aucun parent musulman (soit 3 p.1000 de l’ensemble concerné dans la tranche d’âges 18-50 ans) et qui sont souvent les rejetons de couple d’agnostiques ou d’athées. Aux convertis d’origine française se joignent quelques convertis d’origine étrangère, dont quelques enfants d’immigrés qui renouent probablement avec un islam abandonné par les parents (tableau II).

Près de neuf musulmans sur dix sont originaires du Maghreb, d’Afrique sub-saharienne ou de Turquie et plus d’un sur trois est d’origine algérienne. En raison de l’ancienneté plus grande du courant migratoire algérien, sa part est plus importante parmi les enfants d’immigrés que parmi les immigrés eux mêmes : 27 % des musulmans immigrés sont originaires d’Algérie (derrière le Maroc, 39 %), mais 47 % des musulmans nés en France de deux parents immigrés et 63 % de ceux nés en France d’un seul parent immigré le sont aussi. 

Tableau II. – Répartition par origine et religion des parents des musulmansâgés de 18-50 ans en 2008 (%)


Deux parents musulmans

Un seul parent musulman

Aucun parent musulman

Total

Immigrés d'Afrique ou de Turquie

49

1

0

50

Enfants d'immigrés d'Afrique ou de Turquie

35

2

1

38

Autre origine étrangère

4

0

1

5

D'origine française

3

1

3

6

Total

91

4

5

100

Source : enquête Teo, 2008, Ined-Insee.

 La composition de la population musulmane varie avec l’âge, reflétant ainsi, au-delà de l’évolution du sentiment religieux lui-même, des effets de structure liés à l’immigration et à l’importance variable des enfants d’immigrés nés en France suivant l’année de naissance. Les musulmans nés dans les années 1958-1970 sont le plus souvent des immigrés (près de 80%). Ces derniers dominent encore parmi les musulmans nés dans les années 1970, mais ce sont les enfants d’immigrés qui sont majoritaires parmi les plus jeunes : 59 % des musulmans nés dans les années 1981-1990. Sans surprise, la part de ceux qui sont d’origine française depuis plus de deux générations est aussi la plus élevée parmi les plus jeunes, regroupant ainsi des petits-enfants d’immigrés musulmans et des jeunes d’origine française, plus souvent au contact de l’islam que leurs aînés (tableau III). Si 3 personnes d’origine française sur mille âgées de 18-50 ans susceptibles d’être converties à l’islam l’ont été, en moyenne, c’est le cas de 6 p.1000 parmi les plus jeunes. 

Tableau III.- Répartition des musulmans selon leur lien à la migration et l’année de naissance en 2008 (%) entre 18 et 50 ans 


Immigrés

Enfants d'immigrés

D'origine française

Total

Nés en 1958-1970

79

18

3

100

Nés en 1971-1980

59

35

6

100

Nés en 1981-1990

32

59

9

100

Total

54

39

6

100

Source : enquête Teo, 2008, Ined-Insee.

 

« RETOUR » AU RELIGIEUX CHEZ LES JEUNES ?

 

La rareté des données sur les affiliations religieuses offre peu de ressources pour chiffrer un éventuel retour au religieux.  Pour tester cette hypothèse, il faut disposer d’un recul suffisant - d’où la nécessité de se limiter aux courants migratoires les plus anciens - et de points d’observation antérieurs. Les personnes nées en France d’au moins un parent immigré d’Algérie satisfont à ces deux conditions. L’enquête Mobilité géographique et insertion sociale (MGIS), conduite en 1992 par l’Ined avec le concours de l’Insee, offre un point d’observation antérieur de 16 ans pour mesurer l’évolution de la proportion de ceux qui se déclarent sans religion. La génération 1963-1972 avait 20-29 ans en 1992. Elle en a 36-45 en 2008. La génération 1979-1988 a 20-29 ans en 2008.

L’affiliation religieuse n’a pas progressé au fil du temps chez les enfants d’origine algérienne nés en 1963‑1972. Par contre les jeunes de 2008 ne ressemblent plus aux jeunes de 1992. Lorsque les deux parents sont originaires d’Algérie, ils ne sont plus que 14 % à déclarer ne pas avoir de religion, contre 30 % en 1992. Cette tendance à la « réaffiliation » religieuse vaut aussi pour ceux dont un seul parent est immigré d’Algérie. En 1992, ces derniers tranchaient dans le paysage religieux par leur désintérêt marqué pour la religion. C’est fini. Cette évolution va à contresens de celle observée en France en général et dans les courants migratoires européens. La non affiliation religieuse y a, au contraire, progressé à la fois selon l’âge et la génération. La situation moyenne en France est exemplaire de cette tendance. L’incroyance a gagné 16 points dans la génération 1963-1972 en seize ans. Elle en a gagné 28 dans la tranche d’âge 20–29 ans à seize ans d’écart (tableau IV).

Tableau IV.- Proportion de personnes se déclarant sans religion, en fonction de l’année de naissance en 1992 et en 2008 (%)

 


Génération 1963-1972

Génération 1979-1988


1992

2008

2008


Algérie

30

35

14

Algérie-France

59

53

44

Portugal

18

29

32

Espagne

29

40

.

Espagne-France

39

45

57

France entière

24

40

52

Source : enquête MGIS (1992), enquête o (2008), Ined-Insee.

Lecture : En 1992, 30 % des enfants de deux parents immigrés d’Algérie et âgés alors de 20-29 ans se sont déclarés sans religion, contre 35 % seize ans plus tard et 14 % de ceux qui ont eu le même âge en 2008. La ligne suivante concerne les enfants nés d’un parent immigré d’Algérie et d’un natif.

 Le retour au religieux dont on parle tant serait donc plutôt un effet de génération et ne vaut que pour l’islam. Sylvain Brouard et Vincent Tiberj avaient eux aussi constaté un mouvement de réislamisation en comparant les résultats de leur enquête menée au CEVIPOF en 2005 à ceux de MGIS1992 : « ces indices sont convergents avec nos précédents résultats et accréditent l’existence d’un phénomène de réislamisation en France » (p. 33). Dans sa préface, Pascal Perrineau insistait sur ce phénomène puisqu’il parlait d’un « vigoureux mouvement de ‘‘réislamisation’’ » (p.10)[13]. La comparaison de la pratique des interdits alimentaires entre 1992 et 2008, malgré une différence dans la formulation des questions, indique une évolution dans le même sens.

L’évolution singulière de l’islam en France va de pair avec un immense décalage dans l’importance accordée à la religion parmi ceux qui croient encore en France, surtout par rapport aux catholiques : 9 % de ces derniers accordent une grande importance à la religion contre près de la moitié des musulmans et encore 29 % des protestants[14]. Le nombre de musulmans qui attachent une grande importance à la religion se trouve ainsi supérieur à celui des catholiques. L’évolution suivant l’âge de l’importance accordée à la religion par les musulmans va à contre-courant de la tendance générale au désinvestissement : 56 % des musulmans nés en 1981-1990 disent accorder beaucoup d’importance à la religion contre 43 % seulement de ceux nés en 1958‑1970. Aussi les musulmans sont-ils 3,4 fois plus nombreux que les catholiques parmi les jeunes nés en 1981-1990 qui attachent beaucoup d’importance à la religion (tableau V).

Tableau V.- Importance accordée à la religion selon la religionet l’année de naissance en 2008 entre 18 et 50 ans (%) 


Pas du tout

Un peu

Assez

Beau-coup

Total

Effectifs (en milliers) correspondant à "Beaucoup"

Nés en 1958-1970







Catholiques

23

51

17

10

100

500

Protestants

16

38

13

33

100

78

Musulmans

6

21

30

43

100

248

Nés en 1971-1980







Catholiques

24

54

14

9

100

251

Protestants

12

35

24

29

100

34

Musulmans

4

20

30

46

100

333

Nés en 1981-1990







Catholiques

32

49

13

7

100

133

Protestants

21

34

23

22

100

23

Musulmans

3

13

28

56

100

449

Total







Catholiques

25

51

15

9

100

885

Protestants

16

36

18

29

100

136

Musulmans

4

18

29

49

100

1030

Source : enquête Teo (2008), Ined-Insee.

 

TRANSMISSION ET CONVERSION

 

L’affiliation religieuse des parents détermine en grande partie celle des enfants. C’est particulièrement vrai lorsque les deux parents partagent la même religion. Un couple de non croyants a peu de chances de voir un de ses enfants adopter une religion. Deux parents musulmans arrivent à transmettre sans difficulté leur religion. C’est moins vrai des couples de catholiques et de protestants dont plus d’un enfant sur quatre abandonne la religion familiale, généralement pour n’en avoir plus aucune.

La mixité n’est une bonne affaire pour aucune des religions. L’autre conjoint est généralement un agnostique ou un athée dont l’influence est déterminante dans la famille. Ceux qui perdent le plus, ce sont les protestants, très minoritaires en France, y compris lorsque les alliances se font avec des catholiques. Les couples parentaux où un seul parent n’a pas de religion « fabriquent » quelques croyants, des catholiques principalement (tableau VI).

La transmission religieuse dépend donc de la capacité d’un foyer unireligieux à transmettre à ses propres enfants et de l’ouverture plus ou moins grande à l’exogamie religieuse (l’absence de religion du conjoint étant l’option la plus fréquente). Les groupes minoritaires sont, en principe, plus exposés au mariage exogamique. C’est vrai des protestants : en 2008, un des parents n’est pas protestant dans 60 % des couples parentaux dont l’un au moins des parents est protestant. Ce n’est pas vrai des musulmans où cette même proportion est de 11 %. Elle est de 22 % chez les catholiques et de 34 % chez les non croyants. Ces derniers n’ont pas grand-chose à craindre de l’union exogamique, compte tenu du pouvoir dissolvant qu’ils exercent sur les affiliations religieuses dans la famille.

En termes de transmission, l’islam est, sans conteste la religion la plus dynamique. Cette transmission s’est améliorée au fil du temps, tout particulièrement parmi les enfants d’immigrés. Seuls 43 % des enfants d’immigrés nés dans les années 1958-1964 ayant au moins un parent musulman se déclarent eux-mêmes musulmans, soit une transmission plus faible que dans les familles immigrées où l'un des parents au moins est catholique (-26 points). Ceux qui sont nés à peu près 25 ans plus tard sont 87 % à avoir conservé la religion de leur(s) parent(s) musulman(s) ; soit 32 points de plus que les enfants d’immigrés élevés dans une famille où l’un des parents au moinsétait catholique. Cette évolution reflète bien celle observée dans les familles immigrées d’Algérie dont un parent au moins était musulman: le taux de transmission  y a gagné 30 points de la génération 1958-1970 à la génération 1981-1990.

Parmi les plus jeunes, le taux de transmission de l’islam auprès des enfants nés en France rivalise donc désormais avec celui des immigrés des mêmes générations qui ont été éduqués à l’islam dans le pays de leurs parents, au moins en partie (graphique).

Graphique . Taux de transmission de l’islam auprès des enquêtés dont au moins un parent est musulman parmi les immigrés et les enfants d’immigrés par année de naissance

Source : enquête Teo (2008), Ined-Insee.

En dehors des facteurs démographiques, la conversion participe aussi à l’expansion d’une religion. Cela n’étonnera guère, le catholicisme gagne peu de nouveaux adeptes : 4 % des catholiques âgés de 18-50 ans n’ont aucun de leurs parents catholiques. L’islam non plus (5 %). Seul le protestantisme gagne par conversion (18 %), sans toutefois compenser ses pertes, loin s’en faut[15]. Mais, sans surprise, c’est le sécularisme qui « convertit » le plus, dans un contexte d’effondrement des religions chrétiennes puisque 37 % des personnes se déclarant sans religion n’ont aucun parent dans ce cas.

Tableau VI.- Transmission selon l’affiliation religieuse des parents parmi les 18-50 ans (%)

ENDOGAMIE RELIGIEUSE

 

Les parents des musulmans résidant en France sont presque tous nés dans les pays d’origine de ces derniers. Les unions parentales ont été conclues, pour une large part, hors de l’influence de la société française. Dans la mesure où le fait de se marier dans ou en dehors de la religion familiale a un impact déterminant, on l’a vu, sur la transmission, il est bon d’analyser le type d’unions contractées par les immigrés entrés célibataires et surtout les enfants d’immigrés socialisés et instruits en France, en fonction de leur appartenance religieuse. Je parlerai ici surtout des premiers mariages[16]

Les musulmans se marient avec des musulmans (tableau VII). C’est tout particulièrement vrai des enfants d’immigrés nés en France et des immigrés entrés dans leur enfance et en partie scolarisés en France. L’écart entre les hommes et les femmes est très faible et provient principalement pour l’ensemble des musulmans, des différences d’état matrimonial à l’entrée. Les immigrées adultes sont plus souvent entrées alors qu’elles étaient déjà mariées et c’est parmi les adultes célibataires que la proportion de premiers mariages avec un non musulman est la plus forte : 24 % chez les hommes et 20 % chez les femmes. Paradoxe, l’exogamie religieuse est donc plus forte parmi les musulmans entrés comme adultes célibataires que parmi ceux qui se sont le plus frottés à la société française. Au Royaume-Uni, « 92 % des musulmans se marient à l’intérieur de leur religion »[17].

L’exogamie n’est pas davantage pratiquée par les catholiques, si ce n’est chez les femmes. Se marier à l’intérieur de sa confession religieuse n’est donc pas un trait spécifique des musulmans. Il y est seulement un peu plus accentué. Les quelques mariages célébrés en dehors de sa religion le sont avec des athées ou des agnostiques, dont les croyances sont beaucoup moins vulnérables à l’exogamie.

Tableau VII.- Proportion de premiers mariages endogames selon la religion, le sexe et le lien à la migration des 18-50 ans vivant en France en 2008 (%) 


Musulmans

Catholiques

Sans religion

Hommes




Total* (18-50 ans)

82

80

63

Dont : D'origine française

.

79

63

Enfants d'immigré(s) (18-50 ans)

89

82

60

Immigrés entrés avant 16 ans (18-60 ans)

88

89

54

Immigrés entrés célibataires à 16 ans ou plus (18-60 ans)

76

84

50

Femmes




Total* (18-50 ans)

90

78

71

Dont : D'origine française

.

78

71

Enfants d'immigré(s) (18-50 ans)

92

74

72

Immigrées entrées avant 16 ans (18-60 ans)

91

74

62

Immigrées entrées célibataires à 16 ans ou plus (18-60 ans)

80

74

65

Source : enquête Teo, 2008, Ined-Insee.

Les premières unions sont un peu plus exogames en raison des unions hors mariage[18]. Parmi les musulmans, 74 % des fils et 82 % des filles d’immigrés ont connu une première union avec un musulman. Par ailleurs, les premières unions de musulmans avec un conjoint sans religion sont beaucoup plus fragiles que celles entre deux musulmans.

Cette endogamie religieuse générale freine les mariages avec des personnes d’origine française qui sont rarement de confession musulmane. Dans l’ensemble des enfants d’immigrés originaires du Maghreb, du Sahel ou de Turquie, 73 % sont musulmans. Ce n’est plus le cas que de 43 % de ceux qui ont conclu une 1ère union avec un conjoint d’origine française, rarement avec un musulman[19].

Rien de tel parmi les enfants d’immigrés européens. Leur répartition par confession religieuse est identique qu’ils aient ou non conclu une première union et que celle-ci soit ethniquement mixte ou non. Ils sont presque tous catholiques ou sans religion et trouvent parmi les Français d’origine plus ancienne le même type d’affiliation.

Si l’on revient aux premiers mariages, plus de la moitié des jeunes d’origine européenne qui ont deux parents immigrés et trois quarts de ceux dont un seul parent est immigré se sont mariés avec un conjoint d’origine française. Ce n’est le cas que de 23 % des hommes et de 14 % des femmes dont les deux parents immigrés sont originaires du Maghreb, du Sahel ou de Turquie. Ces mariages sont rarissimes parmi les enfants de migrants turcs, notamment leurs filles.

La mixité ethnique des mariages passe donc par la « sécularisation » des immigrés et des enfants d’immigrés originaires de ces pays. La désaffiliation religieuse facilite les unions avec les autochtones, eux-mêmes sortis de la religion, en grand nombre. La réislamisation des jeunes générations n’annonce rien de tel. Comme l’écrit Éric Kaufmann, « en Europe, la religion semble un obstacle plus important que la race à la mixité. »[20]

 

IMMIGRATION ET FÉCONDITÉ DES MUSULMANES

 

On agite souvent l’argument de la conversion, comme vecteur de la croissance de la présence musulmane en Europe. Pourtant, la rétention et la croissance endogène sont des facteurs de croissance plus sûrs que les processus de conversion rapides qui peuvent être suivis de défections[21].

L’immigration devrait se poursuivre. Si l’on applique aux entrées d’étrangers en 2008 en provenance d’Afrique et de Turquie les proportions de musulmans déclarés de l’enquête Teo par origine et que l’on corrige de la sous-estimation due à la non prise en compte d’autres origines, on obtient un nombre d’entrées d’environ 80 000[22]. L’IIASA a retenu, dans ses projections, un solde migratoire (entrées-sorties) de 66 000 d’ici 2030.

La fécondité des femmes musulmanes est supérieure à celles des catholiques et des athées ou agnostiques. Les femmes musulmanes nées en 1958‑68 ont, à 40 ans, 1,1 enfant de plus que les femmes sans religion et 0,9 enfant de plus que les femmes catholiques (tableau VIII). Cet avantage est en grande partie dû aux femmes immigrées - les filles d’immigrés n’ayant, à 35 ans, que 0,3 enfant de plus que les femmes sans religion – et à l’investissement personnel dans la religion. Les femmes musulmanes qui accordent une grande importance à la religion ont plus d’enfants que les autres.

TABLEAU VIII.- Descendance atteinte à 35 et 40 ans, selon la religionet le groupe de générations en 2008


40 ans

35 ans

MUSULMANES



G1958-1968

2,8


G1958-1973


2,3

Dont :



Immigrées


2,4

Filles d'immigrées


1,9

Accordent une grande importance à la religion


2,5

Accordent assez, peu ou pas d'importance à la religion


2,1

CATHOLIQUES



G1958-1968

1,9


G1958-1973


1,7

SANS RELIGION



G1958-1968

1,7


G1958-1973


1,6

FRANCE ENTIÈRE



G1958-1968

1,9


G1958-1973


1,7

Source : enquête Teo, 2008, Ined-Insee.

Lecture : les femmes musulmanes nées en 1958-68  ont 2,8 enfants à 40 ans.

 L’avantage fécond, sans être colossal, appliqué à une structure par âge beaucoup plus jeune, est loin d’être négligeable et favorise les croyants les plus impliqués. Combiné à une immigration dont on ne voit pas bien qu’elle puisse se réduire dans les années qui viennent, à une rétention élevée due à une endogamie religieuse très importante et à une « réislamisation » des jeunes générations, il donne à la confession musulmane un dynamisme tout à fait incongru dans un pays très fortement laïcisé, en voie de déchristianisation avancée et qui a pris l’habitude de penser cette sécularisation galopante comme à la fois progressiste et inexorable. On a, j’ai moi-même, longtemps pensé que l’islam ne ferait pas exception à ce puissant courant. Rien n’est moins sûr. Un contexte très sécularisé peut, au contraire, être le ferment d’un durcissement identitaire et religieux, l’islam n’étant pas perçu comme ringard, à la différence de l’intégrisme catholique, et bénéficiant d’un « climat relativiste », propice à son expansion.

[1] Les dernières données ont été élaborées par l’IFOP en février 2011 pour Marianne et en juillet 2011 pour La Croix. http://www.ifop.com/media/pressdocument/343-1-document_file.pdf.

[2] Pour les premiers résultats de l’enquête voir Beauchemin C., Hamel C., Simon P.,  Document de travail n°168, octobre 2010, Ined-Insee. 

[3] Ce qui n’avait pas été possible dans l’enquête MGIS (Mobilité géographique et insertion sociale) de 1992. La religion précise n’était pas connue en raison d’âpres négociations avec la CNIL et les informations collectées sur la pratique étaient peu nombreuses et très générales.

[4] L’enquête Teo demande ainsi la fréquence avec laquelle les uns et les autres assistent à des cérémonies religieuses, ce qui n’a guère de sens pour les musulmans alors que des questions sur les cinq prières quotidienne, la prière du vendredi à la mosquée, le ramadan etc. auraient eu plus de sens.

[5] Les évaluations fantaisistes et les raisons de leur succès ont été examinées ailleurs. Cf. Tribalat M., « Les enjeux de la connaissance statistique des populations musulmanes ou d’origine musulmane », in: Urvoy M.-T., Gobillot G., Pluralisme religieux : quelle âme pour l’Europe ?, Editions de Paris, 2007.

[6] Régnier-Lollier A., Prioux F.,  « La pratique religieuse influence-t-elle les comportements familiaux », Population et Sociétés n° 447. http://www.ined.fr/fichier/t_publication/1366/publi_pdf1_447.pdf.

[9] Tribalat M., « Le nombre de musulmans en France. Qu’en sait-on ? », Cités, 2004.

[10] Le taux de transmission appliqué est celui des enfants d’au moins un parent musulman nés en 1985-1990 (87 %).

[11] Ou plus exactement qui pourraient se déclarer comme tels une fois adultes, en appliquant aux enfants dont aucun parent n’est musulman le taux de conversion observé sur les enfants nés en 1981-1990.

[12] Obtenu en appliquant la proportion de musulmans à 51-60 ans, composés d’immigrés seulement, tirée de l’enquête Teo (3,4 %) et en fixant une proportion de musulmans décroissante dans les âges plus élevés (2,5 % à 61-70 ans et 1,5 % après 70 ans). Le Pew Forum a estimé la population musulmane aux Etats-Unis en appliquant le taux d’affiliation aux données du recensement par origine : 2,75 millions en 2011, soit une proportion inférieure à 1 %. L’estimation de l’IIASA donnait un chiffre voisin pour 2010 : 2,6 millions. http://people-press.org/files/legacy-pdf/Muslim-American-Report.pdf.

[13] Brouard S., Tiberj  V., Des Français comme les autres ?, Sciences-Po, 2005.

[14] Au contraire des Etats-Unis où la proportion de ceux qui, en 2011, accordent une grande importance à la religion est d’environ 70 % chez les chrétiens comme chez les musulmans, cf. Pew Forum, 2011, op. cit.

[15] Il est possible que ces deux tendances ne touchent pas également l’église réformée  et les évangéliques. Seuls ces derniers semblent avoir le vent en poupe. 

[16] Pour deux raisons. Premièrement, compte tenu de la plage d’âges étendue (18-50 ans), l’étude des premiers mariages prend tous les enquêtés au même stade dans leur cycle de vie. Deuxièmement, la réception de la publication des résultats de l’enquête MGIS1992 m’incite à parler d’abord des mariages. Tout ce que j’ai écrit alors à propos des unions a été pris comme décrivant les mariages, malgré mes mises en garde. Cf. Tribalat M., Faire France, La Découverte , 1995.

[17] Pour deux raisons. Premièrement, compte tenu de la plage d’âges étendue (18-50 ans), l’étude des premiers mariages prend tous les enquêtés au même stade dans leur cycle de vie. Deuxièmement, la réception de la publication des résultats de l’enquête MGIS1992 m’incite à parler d’abord des mariages. Tout ce que j’ai écrit alors à propos des unions a été pris comme décrivant les mariages, malgré mes mises en garde. Cf. Tribalat M., Faire France, La Découverte , 1995.

[18] Kaufmann E., Shall the Religious Inherit the Earth?, Profile Books LTD, 2010, p. 176.

[19] Les unions regroupent les mariages directs, les unions légalisées ensuite, les pacs et les unions libres.

[20] 13 % seulement des premières unions d’enfants nés de deux parents immigrés du Maghreb, du Sahel ou de Turquie avec des Français d’origine ont été conclues entre deux musulmans. Aucune lorsqu’un seul parent est immigré.

[21] Op. cit., p. 176.          

[22] Ibid.

[23] Données élaborées par Xavier Thierry à l’Ined. http://statistiques_flux_immigration.site.ined.fr/fr/admissions/

Derniers commentaires

28.11 | 10:40

À mon avis à la Doc de l'Ined sur le campus Condorcet ou à la BNF

27.11 | 23:14

Cette période de baisse étant due à la crise de 1929 (avec des effets sur l'emploi à partir de 1932) et à la 2e guerre mondiale.

27.11 | 23:13

Selon l'INSEE, la part des immigrés et des enfants d'immigrés augmente en France depuis 1911 (2,7%) jusqu'en 2021 (10,6%).
La seule période de baisse a été de 1931 à 1946.

27.11 | 22:57

Bonsoir

Où peut-on lire l'étude sur Crulai?

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