TIMUR KURAN

PRIVATE TRUTHS, PUBLIC LIES

THE SOCIAL CONSEQUENCES OF PREFERENCE FALSIFICATION

Harvard University Press, 1995, New edition (30 septembre 1997), 440 p.

Mai 2018

 

Timur Kuran est professeur d’économie et de sciences politiques à l’université Duke depuis 2007 où il est également titulaire de la chaire Gorter Family consacrée à l’étude de l’Islam. Il a enseigné auparavant dans différentes universités américaines (Université de Californie du Sud, Princeton, Chicago et Stanford).

D’origine turque, né à New York, il a fait ses études secondaires et une partie de ses études supérieures à Istanbul. Timur Kuran a ensuite étudié l’économie à Princeton puis passé sa thèse à Stanford (https://fr.wikipedia.org/wiki/Timur_Kuran).

Son livre sur la falsification des préférences et ses conséquences sociales publié en 1995 n’a jamais été traduit en français. Il l’a cependant été en allemand, en suédois, en turc et en chinois.

Il est donc très mal connu en France. J’ai découvert son existence dans le premier numéro (2006) de la belle revue Controverses fondée par Shmuel Trigano. Cette revue a compté 18 numéros dont le dernier est paru en 2011. L’intégralité des articles publiés dans les 18 numéros de la revue sont en ligne aujourd’hui (http://www.controverses.fr/Sommaires/sommaires_index.htm), notamment celui de Léon Sann qui avait repris dans son titre l’expression « falsification des préférences », théorie qu’il appliquait à l’analyse des émeutes de 2005 : « Violences urbaines. Le cercle vicieux de la falsification des préférences » (http://www.controverses.fr/pdf/n1/violences_urbaines.pdf). Léon Sann est un pédiatre qui exerce actuellement à l’hôpital de la Croix Rousse à Lyon. À l’époque où est publié son article, Léon Sann est président du comité d’éthique de l’hôpital Debrousse qui a fermé en 2008.

Je me suis donc empressée de commander le livre de Timur Kuran que j’ai alors dévoré.

Timur Kuran a été récemment interrogé par Bloomberg pour livrer son analyse du phénomène Weinstein et de la vitesse à laquelle ce dernier a été balayé (https://www.bloomberg.com/view/articles/2017-10-17/why-weinstein-held-on-for-so-long-and-fell-so-fast).

Je viens de relire son livre sur la falsification des préférences et il m’a semblé utile de présenter la théorie qu’il y développe à une époque où l’insincérité et les contorsions du débat public altèrent profondément ce dernier. C’est un livre théorique que Timur Kuran illustre, au fil de la progression de son argumentation, par trois cas exemplaires de falsification des préférences : le communisme, les castes en Inde et l’affirmative action aux États-Unis. Ce qui suit n’est pas un commentaire personnel sur le livre, mais une reprise des cheminements de sa théorie.


Qu’est-ce que Timur Kuran entend par « falsification des préférences » ?


C’est l’acte de déformer ce que l’on pense, ce que l’on souhaite, ce à quoi l’on aspire sous l’influence de l’idée que l’on se fait de la pression sociale. C’est parce que les personnes exprimant différentes opinions ne sont pas traitées de la même manière qu’elles ajustent leurs propos en fonction des pressions sociales dominantes. La falsification des préférences cherche à manipuler la perception que les autres ont de nous même et de nos motivations. Falsifier ses préférences n’équivaut pas à s’autocensurer. Ce n’est pas s’abstenir mais exprimer quelque chose que l’on ne pense pas. Notre propension à falsifier nos préférences dépend du contexte. Telle personne s’exprimera d’une certaine façon à la télévision, mais dira autre chose entre amis.

La falsification des préférences a toujours été indispensable à la réussite personnelle. Timur Kuran cite une maxime du 16ème siècle selon laquelle « qui ne sait pas dissimuler ne sait pas vivre ». 


Préférence publique et préférence privée


Timur Kuran distingue la préférence publique, celle que l’on tient devant les autres, et la préférence privée, celle que l’on tiendrait en l’absence de pression sociale. C’est le choix de la première au détriment de la seconde qui définit la falsification des préférences.

Par opinion publique, Timur Kuran entend la distribution des préférences publiques et par opinion privée, celle des préférences privées qui n’est généralement pas connue.

L’homme tire un réconfort de l’approbation de sa communauté, sans laquelle il se sent rejeté. Il lui est donc difficile, même en dehors de toute pression sociale, de ne pas opter pour la norme.

L’utilité globale d’un choix revient à peser trois composantes :

1)   l’utilité intrinsèque qui dérive d’une manière d’ordonner les choses dans notre tête et qui nous ferait opter pour tel ou tel choix ;

2)   l’utilité réputationnelle que l’individu retire de différentes réponses face à une préférence publique ;

3)   l’utilité expressive qui attribue une valeur à la liberté de choisir et dérive une estime de soi dans la sincérité et la résistance à la pression sociale. Elle ne se confond pas avec l’anticonformisme qui revient à s’opposer à l’opinion commune.

Lorsqu’un individu prend une décision sans se préoccuper de sa réputation – par exemple ce qu’il va manger au petit-déjeuner – alors l’optimum de son choix public coïncide avec ses préférences privées.

« Se prononcer pour une préférence publique est un acte qui peut consister à choisir entre ‘être en paix avec soi-même’ ou ‘être en paix avec les autres’. »

La tendance à suivre l’opinion dominante tient aussi à la limite des capacités cognitives des individus. Chaque individu maîtrise, en fait, un très petit nombre de sujets. Il aura tendance à s’en remettre aux autres pour ceux, nombreux, qu’il ne connaît pas.


Les activistes et les suiveurs


Les opinions privées n’étant pas facilement accessibles, il est difficile, pour celui qui falsifie ses préférences de savoir si son opinion privée est partagée par très peu ou beaucoup de gens. Il est d’ailleurs risqué de se trouver parmi les pionniers qui s’opposent au statu quo. La prudence invite donc à la falsification et empêche l’apparition publique d’une demande politique.

Les activistes sont généralement ceux qui acceptent de mettre en péril leur réputation et tirent une grande satisfaction dans l’honnêteté de l’expression personnelle.

Les suiveurs accordent trop de prix à leur réputation pour se manifester de bonne heure et préfèrent rejoindre les activistes lorsque l’action déclenchée rencontre déjà un certain succès.

On peut être activiste sur une cause et suiveur sur une autre. Les activistes auront tendance à se regrouper et à rassembler suffisamment de suiveurs pour former un groupe de pression.

Un groupe de pression apporte des bénéfices à ses membres et des coûts à ceux qui n’en sont pas. Donc, à mesure qu’un groupe de pression s’étend, s’accroissent aussi les incitations à s’y joindre.

Mais l’activiste n’est pas forcément celui qui défend sa préférence privée. Il peut défendre une autre préférence dans l’espoir d’en tirer un bénéfice.

Dans un univers politique polarisé entre deux camps, toute position intermédiaire sera perçue comme une collaboration avec l’autre camp et le modéré sera attaqué des deux côtés.

C’est sur l’opinion publique que repose le pouvoir politique. Il se maintient sans problème lorsque l’opinion privée est majoritairement défavorable mais sans effet sur l’opinion publique.


L’ignorance pluraliste


En psychologie sociale, l’ignorance pluraliste désigne la méconnaissance de l’opinion privée, de la distribution des préférences privées.

Lorsqu’on prend une préférence publique pour une préférence privée, on parle d’erreur fondamentale d’attribution. Par exemple, un vote à main levée ne donne pas le même résultat qu’un vote à bulletin secret. On sous-estime ainsi l’effet de petits événements et on surestime l’authenticité de l’opinion publique et donc sa permanence.


Les sources institutionnelles de la falsification des préférences


Les sanctions à l’expression authentique peuvent être physiques, économiques ou sociales. Elles sont moins étendues dans les démocraties que dans les régimes dictatoriaux et les écarts entre opinion publique et opinion privée sont moins grands dans les démocraties. Mais même les gouvernements dictatoriaux sont sensibles à l’opinion publique et nécessitent, pour se maintenir, l’allégeance publique de groupes de pression puissants.

Les groupes de pression préfèrent généralement le vote à main levée. Sur un sujet où l’opinion est très concentrée, le vote à bulletin secret favorise automatiquement l’opposition et ceux qui le réclament peuvent alors être suspectés de tenir une position déviante et s’exposent ainsi à des sanctions.

La protection contre l’installation de gouvernements tyranniques ne protège pas contre la tyrannie que les sociétés s’infligent à travers la force de l’opinion publique.


La falsification des préférences favorise le conservatisme collectif : spirale de la prudence


La falsification des préférences a pour conséquence une sous-estimation de l’étendue de l’insatisfaction. Les individus ont peur que, s’ils remettent en cause le statu quo, les autres ne suivent pas. C’est leur prudence qui freine le changement qu’ils espèrent pourtant. Ils peuvent se croire à tort minoritaires. Timur Kuran parle de spirale de la prudence. C’est elle qui explique le maintien de régimes ou de politiques désavoués en privé depuis longtemps. Timur Kuran l’illustre à travers trois exemples – les régimes communistes, les castes en Inde et l’affirmative action aux Etats-Unis.


Les régimes communistes


Soljenitsyne : «  Le mensonge est part constituante de notre système de gouvernement, il en est l’armature essentielle, avec ses milliards de petits crochets qui agrippent et chacun est tenu par plusieurs dizaines d’entre eux » (« La tribu instruite », p. 271, dans A. Soljenitsyne et al., Des voix sous les décombres, Seuil, 1975) .


La prudence a eu pour conséquence non voulue de renforcer la perception selon laquelle la société est, au moins publiquement, derrière le parti. La pression sur les intellectuels ne venait pas que du parti mais des intellectuels eux-mêmes. Accusé, on ne pouvait compter sur les amis partageant vos vues et la dénonciation était même une chance de survie. En falsifiant leurs préférences et en aidant à discipliner les dissidents, les citoyens ont participé à un régime que beaucoup réprouvaient. Lors des votations, la plupart ne passaient pas dans l’isoloir de peur que ce ne soit interprété comme un signe de dissidence. Par ailleurs, le contrôle de la presse et la propagande empêchaient les opposants potentiels d’évaluer l’ampleur du mécontentement.


Le système des castes en Inde


Si les castes supérieures ont mis toutes leurs forces dans la bataille pour établir le système, une fois installé, il a pu prospérer en se reproduisant lui-même. En punissant les dissidents, les castes les plus basses ont joué un rôle majeur dans la perpétuation du système. La falsification des préférences renforce les obstacles sociaux à la résistance et empêche de savoir si les conditions sont réunies pour renverser un système perçu comme incontournable.


L’affirmative action aux États-Unis


Si les blancs sont dans leur écrasante majorité favorable à une égalité de traitement, ils rejettent les politiques préférentielles (qui, comme l’ont montré Taylor et Sander, nuisent à ceux à qui elles sont censées bénéficier ; cf. page sur l’affirmative action : http://www.micheletribalat.fr/434797230). La falsification des préférences sert ici à éviter de passer pour raciste lorsqu’on est blanc ou à passer pour un traitre lorsqu’on est noir. Daniel Patrick Moynihan a été traité de raciste subtil lorsqu’il a rendu son rapport en 1965 dans lequel il pointait du doigt les problèmes spécifiques des familles noires américaines. Son rapport a été mis au placard après que l’administration a jugé bon de s’en distancier. William Julius Wilson, sociologue, fut dénoncé, dans les années 1980, par l’association des sociologues noirs. Beaucoup de noirs sont opposés aux politiques préférentielles mais ne veulent pas risquer leur réputation en se joignant aux dissidents et beaucoup de blancs ont décidé de laisser l’establishment noir gérer la question. Pourtant les écarts d’opinions entre celui-ci et les noirs ordinaires exprimées dans une enquête anonyme de 1985 montraient que 78 % des noirs appartenant à l’establishment noir et aux organisations de défense des droits civils étaient favorables aux politiques préférentielles quand le même pourcentage de noirs ordinaires s’y opposait. Dans un contexte de forte pression sociale, une politique peut trouver un soutien majoritaire alors qu’elle est rejetée dans les enquêtes d’opinion.


La falsification des préférences engendre une distorsion du savoir


Nous sommes très dépendants des autres pour de nombreux domaines que nous connaissons mal. Si nos opinions se fondent sur nos expériences personnelles, la plupart de nos schémas de pensée reposent sur la connaissance apportée par d’autres. Nos préconceptions pouvant être défectueuses, nous n’aurons pas grand mal à accepter des propositions fausses, lesquelles peuvent être promues par des personnes elles-mêmes dupées en raison de leur propre insuffisance.

Nous croyons les experts en grande partie parce que les autres les croient. Le sentiment que notre perception est largement partagée nous assure de sa véracité. Nous nous fondons alors sur la preuve sociale. Dans nombre de cas, cela nous évite de dire des bêtises, mais cela nous expose aussi à gober des informations fausses. Les experts, les chercheurs ont eux-aussi recours à la preuve sociale pour doper leur crédibilité, en citant d’éminents chercheurs ou en recourant à des formules convenues comme « c’est bien connu » ou « les économistes disent » (voir ce que dit Georges J. Borjas de ce type de formules, http://www.micheletribalat.fr/435894193).

La répétition fait partie de la preuve sociale car l’on a tendance à retenir et à mobiliser plus facilement un argument entendu maintes fois. La force de la répétition est d’autant plus grande que l’on n’a guère eu l’occasion de réfléchir en profondeur à un sujet. L’exposition répétée aux mêmes arguments peut donner l’impression qu’existe un consensus sur le sujet.

Nous avons tous des points de vue sur des sujets dont nous ignorons tout. Nos préférences privées préexistent alors à toute réflexion. Dans ce cas, seule la perception d’un changement dans la nature de la preuve sociale pourra nous faire bouger, alors que les données qui pourraient nous faire changer d’avis resteront sans effet. Timur Kuran explique cette raideur par le fait que ce sont nos croyances qui gouvernent ce que nous enregistrons en premier : « nos préconceptions gouvernent ce que nous voyons ».

La connaissance privée dépend de ce qui transparait dans le débat public. Or les pressions sociales peuvent faire disparaître du champ de ce qui est pensable des idées dérangeantes, pouvant aboutir ainsi à une falsification du savoir.

Le savoir factuel peut s’en trouver mis en cause, appauvri et falsifié. Le promoteur d’une proposition qui n’est jamais questionnée ne rencontrera aucune stimulation de nature à l’amener à envisager ses inconsistances alors que celui qui se risquera à la contestation se verra assailli de critiques et sera incité à falsifier ce qu’il pense. Les idées dont le discours public a été purgé peuvent disparaître de la conscience humaine, l’impensable devenant l’impensé.


Le système des castes en Inde


Le concept des « intouchables » n’est apparemment pas consubstantiel au système des castes. Il serait apparu bien après (2ème à 3ème siècle) et aurait si bien été fondu dans ce système que son apparition tardive aurait été rayée de la mémoire collective. La falsification des préférences, en renforçant le statu quo, a privé le discours public des arguments à l’encontre du système des castes. C’est au contact de l’empire colonial britannique, qui a introduit de nouvelles idées dans le discours public, que le système a périclité. Mais, le mouvement de réforme a engendré une politique préférentielle à l’avantage des castes inférieures, leur donnant par là même un intérêt direct à la perpétuation du  système, fondé sur une nouvelle forme de conscience de caste.


Le communisme  

         

Soljenitsyne avait bien vu comment la distorsion du discours public paralysait les capacités critiques et rendait les mensonges acceptables. La destruction des réseaux sociaux, locaux, professionnels, culturels et religieux empêcha la diffusion d’informations sur les échecs du communisme. À l’université, dans la presse mais aussi parmi les simples citoyens, on s’en tenait aux sujets sûrs comme l’échec du capitalisme. Le caractère monocolore des discours publics pénétrait aussi les discours privés, les citoyens eux-mêmes finissant par y croire.  Même du temps de Gorbatchev, le discours public dans les pays communistes avait tendance à dénoncer la mauvaise mise en oeuvre du communisme plutôt que le communisme lui-même. Lors du printemps de Prague, ne parlait–on pas de donner un visage humain au socialisme ?

Les sceptiques devaient donc garder leurs pensées pour eux-mêmes et même participer à la diffusion des mythes officiels. Ce faisant ils ne pouvaient aider leurs concitoyens à reconsidérer leurs convictions théoriques.


L’affirmative action


L’opposition de l’opinion privée à l’affirmative action repose sur l’idée que les blancs d’aujourd’hui ne sont pas responsables de la conduite des blancs des générations passées et que les noirs doivent jouir des mêmes opportunités que les blancs mais pas de privilèges spéciaux.

La falsification des préférences a réduit et perverti le discours public au parlement, dans les cours de justice, à l’université et dans les médias. Les dégâts sont particulièrement pernicieux à l’université. Si le débat y est tronqué et déformé, il y a peu de chances qu’il ne le soit pas partout ailleurs.

L’application de doubles standards à l’université a eu des effets désastreux sur la réussite des noirs et leur camouflage a privé les citoyens d’un débat honnête. Ces résultats désastreux ont été attribués au racisme des blancs, d’où l’apparition des speech codes, prohibant notamment les rires inappropriés (inappropriately directed laughter), dont le but principal est de faire taire la dissidence sur les campus. Des bâtiments entiers, écrit Timur Kuran, ont même été interdits aux non noirs. Ça nous rappelle les événements réservés aux personnes dites « racisées » apparus récemment en France.

Dans l’affaire Brown de 1954, la Cour suprême déclarait que les noirs se sentaient inférieurs parce qu’ils ne recevaient pas le même enseignement que les blancs. Aujourd’hui c’est l’inverse.  D’où l’idée d’introduire un curriculum multiculturel et d’y faire la chasse aux « dead white men ». Le racisme, qui est forcément celui des blancs, doit rester un problème épouvantable pour justifier la politique mise en œuvre. Les risques réputationnels sont tels que cela produit l’évitement  des sujets dérangeants.

L’étouffement des discours critiques a accompagné la falsification des préférences sur l’affirmative action. La nouvelle façon de penser la race a introduit un lien entre le mérite d’une idée et l’identité de celui qui la professe. Elle fait de la blancheur un obstacle insurmontable à la production d’un travail digne de confiance sur la question raciale et de la qualité de noir un badge de vertu intellectuelle intrinsèque. Les professeurs blancs favorables à l’affirmative action ne semblent pas avoir tiré toutes les conséquences de leur choix lorsqu’ils acceptent d’exclure des auteurs sur critère racial.

La falsification des préférences, en adultérant le discours académique, a détérioré la condition des noirs. La rationalisation d’un système économique entièrement raciste a facilité le développement de théories du complot. C’est ainsi qu’en 1990, pour 29 % des New Yorkais, il était possible que le sida ait été inventé en laboratoire pour infecter les noirs.

Mais la stabilité de l’opinion sur un sujet reste toujours menacée par l’expérience personnelle, la spontanéité et la curiosité individuelle : « il y a toujours des gens dont l’esprit vagabonde et qui partagent leurs découvertes avec d’autres ».


Le mécanisme des surprises


Ni les préférences privées, ni le seuil à partir duquel des personnes se joignent pour défaire le statu quo ne sont facilement connaissables. Une société peut donc être au bord de la révolution sans que même ceux qui ont le pouvoir de la mettre en route ne le sachent (voir les déclarations de Lénine avant la révolution). En principe, les enquêtes anonymes peuvent donner une idée des préférences privées. Mais c’est plus facile de déclarer l’enquête anonyme que de persuader les répondants qu’elle l’est vraiment.

La théorie marxiste et celle de la privation relative supposent qu’un mécontentement massif est la pré-condition à une révolution. Mais, l’appréciation de la probabilité de succès et les coûts anticipés en cas de défaite viennent tempérer les préférences privées. Il faut aussi compter avec les personnes qui n’attendent rien pour eux-mêmes et dont les besoins expressifs sont très forts.

Après la révolution, celle-ci apparaît toujours inévitable en raison notamment du retournement de la falsification des préférences.

Les historiens ont tendance à exagérer la préscience des acteurs révolutionnaires et à accorder beaucoup d’attention aux grandes forces, tout en négligeant les circonstances fortuites qui feront qu’un pays explose et un autre pas. Il faudrait pourtant reconnaître que les transformations de l’opinion publique rendent disponible une information qui ne l’était pas avant.

Timur Kuran illustre le mécanisme des surprises à partir de la chute du communisme et d’autres révolutions soudaines.

Si la Perestroïka et la Glasnost ont amené les porteurs de griefs à les exprimer ouvertement et à remettre en cause le système, tous les acteurs de l’époque n’en n’étaient pas conscients. Une blague qui circulait à Prague illustre cette absence d’anticipation : « Quelle est la différence entre Gorbatchev et Dubcek ? La réponse est : aucune, sauf que Gorbatchev ne le sait pas encore ».

C’est ensuite qu’on a rationalisé le rôle de Gorbatchev dans la libération de l’Europe de l’Est. Il ne fit qu’entériner des événements engendrés par des forces sur lesquelles il n’avait pas de prise. En réduisant le risque perçu à remettre en cause le statu quo, il a alimenté les espérances et facilité la mise en route d’un processus révolutionnaire. L’un des tournants a été, sans aucun doute, sa déclaration du 25 octobre 1989, à l’occasion des manifestations en Allemagne de l’Est, lorsqu’il affirma que l’URSS n’avait pas le droit d’interférer dans les affaires de ses voisins. C’est ce qu’on a appelé la doctrine Sinatra : « I did it my way ». Après quoi, un effet domino s’est mis en route. D’après Timur Kuran, trois facteurs ont aidé à aligner les dominos : le succès des mobilisations précoces a aidé les citoyens de pays encore endormis à reconnaître la vulnérabilité de leur propre régime ; les mobilisations réussies ont augmenté l’utilité réputationnelle qu’il pourrait y avoir à se joindre au mouvement ; en se concentrant sur les échecs du communisme, les mobilisations ont fait bouger les préférences privées contre le statu quo.

Alors que de nombreux non communistes ont abandonné leur masque avec joie, nombre de communistes authentiques en ont enfilé un pour masquer leurs préférences.

C’est l’étendue de la falsification des préférences et la difficulté d’identifier les déterminants de l’opinion publique avec certitude qui rendent le déroulement des événements imprévisibles. Il en fut ainsi de la révolution française. Tocqueville a suggéré que c’est la tendance du gouvernement à être moins répressif qui a scellé le destin de la monarchie.


Les complexités cachées des évolutions sociales


Dans toute société donnée, peu de personnes pensent profondément les questions fondamentales de l’ordre social. Les gens dont les vues sont gouvernées principalement par la preuve sociale n’ont généralement pas la capacité de résister mentalement à une nouvelle demande sociale. Ce sont les croyances pour lesquelles on n’a jamais songé aux contre-arguments qui sont les plus exposées au changement. Lors d’une révolution, ce sont celles qui furent les plus protégées de la critique publique qui tombent les premières.

Les effets sociaux observés ne peuvent être que non-construits. Personne ne peut imaginer avec certitude les conséquences de long terme d’un choix particulier. Il y a toujours des conséquences imprévues. Rien de tout cela ne peut donc être contrôlé avec précision.

Les explications rétrospectives constructivistes sont erronées : elles supposent que les gagnants et les perdants sont des catégories fixes ; elles traitent les masses  comme des victimes impuissantes de desseins maléfiques ou comme des bénéficiaires de la sagesse et de la compassion, alors qu’elles contribuent à leur destin. Les victimes sont les co‑constructeurs de leur propre victimisation.

Les falsifications des préférences déforment le corpus du savoir public sur les conséquences inattendues que l’on observe. Comme nos catégories de pensée empruntent au discours public, l’absence de perception de conséquences non désirées provient d’une limitation collective.

D’une certaine manière, pour Timur Kuran, la falsification des préférences est une forme de « free riding », de resquillage de personnes qui cherchent à éviter les coûts qui permettraient d’atteindre des effets sociaux désirables. C’est le cas lorsque les préférences publiques se fondent seulement sur la préservation de la réputation des individus. Les perdants d’un changement politique peuvent s’abstenir alors de demander une compensation pour éviter d’abimer leur réputation et l’opinion publique a alors tendance assurer la prolongation d’une politique manifestement inefficiente.

 C’est ce qui s’est passé aux Etats-Unis et en Inde avec l’affirmative action (cf. page sur l’affirmative action : http://www.micheletribalat.fr/434797230). Comme les civils rights américains des années 1960, le mouvement anti-castes en Inde a eu des conséquences imprévues. La plupart des premiers opposants aux castes seraient certainement révulsés par l’affirmative action telle qu’elle est conduite aujourd’hui en Inde. Ces deux cas montrent comment l’opinion publique peut sauter d’un extrême à l’autre, redistribuant les places pour les gagnants et les perdants.


Conclusion


Le modèle dual des préférences publique et privée développé par Timur Kuran montre les limites de l’analyse scientifique de ce qui peut être expliqué et anticipé. Des changements importants dans l’opinion privée peuvent laisser inchangée l’opinion publique alors qu’un changement mineur peut transformer l’opinion publique radicalement.

Pour expliquer et anticiper un peu mieux, il faudrait toujours distinguer l’opinion publique de l’opinion privée et s’attacher à détecter des signes de falsification des préférences (enquêtes anonymes, journaux individuels… et tests auprès d’échantillons tels que ceux du parking développés par l’Allenbach Institute en 1976 à la veille d’élections en Allemagne : un homme cherche désespérément à se garer dans un parking d’une ville et demande conseil à un homme arborant un badge politique bien identifiable qui l’envoie paître ; les membres de l’échantillon doivent identifier ce badge). Mais l’observation sociale n’est pas neutre et une enquête dévoilant un fort mécontentement peut renforcer ce dernier en suscitant une réflexion sur ce qui était jusque-là ignoré.

Les politiques sociales et les institutions évoluent à certains moments de manière lente et continue mais connaissent à d’autres des discontinuités. Dans ce dernier cas, les opinions publique et privée sont souvent déphasées. Le lien entre les deux provient du fait que le discours public participe à la formation du savoir et donc des préférences privées. Si cette argumentation est juste, l’existence de falsifications des préférences prêche pour que l’on encourage une expression sincère et que l’on combatte ce qui mène à l’insincérité.

Timur Kuran énumère en fin d’ouvrage les lieux de conflits qui seront très certainement touchés par la falsification des préférences à l’avenir (c’est-à-dire après 1995 pour lui) : nationalisme, irrédentisme, tribalisme, questions identitaires, fondamentalisme religieux, genre et structure familiale. Sur tous ces domaines, on trouve différents participants qui s’opposent et qui s’échinent à rendre imprudente la défense d’idées auxquelles ils s’opposent.