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Hakim El Karoui, l’islam, une religion française

Gallimard, 2018, 304 p. (1)

QUANTIFICATION DU NOMBRE DE MUSULMANS

 

Après avoir rédigé, pour l’institut Montaigne, un rapport traitant de l’islam et livrant des résultats de l’enquête de l’IFOP 2016 réalisée pour l’occasion, Hakim El Karoui, publie un livre sur le même sujet.

Le rapport avait fait grand bruit à l’époque, notamment en raison de la contradiction qu’il semblait y avoir entre le titre « Un islam français est possible » et certains résultats qui paraissaient inquiétants[1]. Revenons-donc sur les données quantitatives mobilisées et la manière d’ont elles l’ont été.

Le titre - L’islam, une religion française - indique bien la volonté d’Hakim El Karoui de montrer à la fois l’enracinement de l’islam en France et sa banalisation : « l’islam n’est pas l’islamisme et la situation de l’intégration n’est pas celle que l’on croit ».

Voyons ici, dans un premier temps, le crédit à attacher à l’estimation qu’il fait du nombre de musulmans d’après l’enquête de l’IFOP2016.

L’ENQUÊTE DE L’IFOP DE 2016

Il n’est peut-être pas inutile de rappeler ce qu’a été cette enquête de l’IFOP, ce qui est fait trop sommairement en note dans le livre. Pour cela, il faut souvent consulter le questionnaire mis en ligne sur le site de l’institut Montaigne[2].

Il s’agit d’une enquête téléphonique qui a contacté 15 459 personnes âgées de 15 ans ou plus, échantillon représentatif selon la méthode des quotas (sexe, âge, profession, région, taille d’unité urbaine, proportion d’immigrés dans la commune ou l’IRIS[3] de résidence, nationalité). Les quotas sont fondés sur la synthèse 2012 des enquêtes annuelles de recensement (2010+2011+2012+2013+2014)[4], synthèse la plus récente et accessible au moment où l’enquête est préparée.

Les questions sur le sexe, l’âge, la profession, constituent les premières questions filtres adressées à l’ensemble, questions auxquelles a été ajoutée celle sur la religion des enquêtés :

« En parlant de religion, diriez-vous que vous êtes… ? » C’est cette question qui permet de dire si un enquêté est musulman (6 % ont refusé de répondre, soit un peu plus de 900 personnes).

Ont été ajoutées ensuite deux questions sur la religion de la mère et du père[5]. Ces deux questions permettent de sélectionner ceux qui ne se déclarent pas musulman, bien qu’ayant leur mère ou leur père ou leurs deux parents musulmans.

Les deux dernières questions filtres sont censées aider à déterminer des quotas d’étrangers, c’est-à-dire de personnes n’ayant pas la nationalité française. La première demande quelle est la nationalité de l’individu (française de naissance, française par naturalisation et étrangère). La seconde demande à ceux qui se sont déclarés étrangers, de quel pays ils détiennent cette nationalité en sept postes [Algérie, Maroc, Tunisie, Turquie, Afrique (hors les trois pays du Maghreb), Turquie, hors d’Europe, autre]. On peut donc supposer que cette question a permis d’avoir une proportion d’étrangers de ces origines correspondant à celle connue dans l’enquête annuelle de recensement de 2012[6].

Une fois ces questions posées, l’IFOP a poursuivi l’entretien avec les individus qui se sont déclarés musulmans (874) et, pour un grand nombre de questions, ceux qui se sont déclarés nés de parent(s) musulman(s) (155). Il est bien regrettable que l’IFOP n’ait pas adjoint un échantillon des autres, ceux qui ne se sont déclarés ni musulmans ni enfants de musulman(s). Cela aurait permis des comparaisons directes et évité d’aller glaner dans telle ou telle enquête des éléments de comparaison plus ou moins adaptés.

Les premières questions dites signalétiques portent sur le pays de naissance de la mère, du père et de l’enquêté adressées aux 1029 individus, le plus haut diplôme acquis, l’activité ou non, la profession, le nombre d’enfants, la vie en couple ou non, et enfin une question pour savoir si le conjoint, lorsqu’il y en a un, est musulman.

Ce n’est qu’après le recueil de ces informations factuelles que commence l’enquête d’opinion proprement dite.

La première question est inattendue, au moins dans sa formulation et s’adresse aux seuls musulmans : « Depuis les derniers attentats, vous sentez-vous plus discriminé en tant que musulman qu’auparavant ? » Deux réponses sont privilégiées (1- oui ; 2- non). Une troisième option est possible, au cas ou l’individu ne s’est jamais senti discriminé, mais il est indiqué à l’enquêteur, en lettres capitales NE PAS SUGGÉRER. C’est donc la seule question à laquelle les sondeurs ont songé après les attentats de 2015 ! Je n’insiste pas sur la formulation « plus discriminé qu’auparavant » qui suppose que tout musulman se sent forcément discriminé.

Dans la suite du questionnaire, on passe aux questions sur les représentations, l’acceptation ou non de certaines pratiques ou comportements, les souhaits, les croyances (dont quatre des cinq piliers de l’islam, le premier étant supposé respecté chez tous ceux qui se sont déclarés musulmans, puisque c’est ce qui vous fait musulman : réciter la profession de foi, la chahada). Suivent des questions sur les usages médiatiques en lien avec l’islam (internet…) puis un volet généraliste sur les attitudes sociales et politiques.

Les questions plus spécifiques à la religion et à la pratique personnelle sont réservées aux musulmans (sauf le ramadan), quand d’autres questions reflétant des opinions sur la religion, certaines pratiques ou sur ce qui serait bon d’accorder aux musulmans sont posées à tous, y compris les non musulmans d’ascendance musulmane.

UNE LECTURE DES INFORMATIONS QUANTITATIVES DIFFICILE

Si l’on n’a pas le questionnaire sous les yeux, c’est souvent difficile, à la lecture de l’ouvrage (c’était déjà le cas dans le rapport de l’institut Montaigne), de savoir sur quel champ (musulmans ou d’ascendance musulmane) portent les données. Le recours au terme « répondants » pour les désigner dans le rapport était parfois trompeur.

Un autre problème provient des comparaisons que l’auteur fait avec la « population générale », car certaines questions ont été sélectionnées en fonction de leur présence dans d’autres enquêtes menées par l’IFOP ou un autre organisme, mais on ne connaît pas toujours la date de l’observation, ni son champ exact. La consultation du questionnaire qui note le comparatif lorsqu’il existe, mais sans toujours préciser la date, ne permet pas toujours de trancher.

Sur l’importance accordée à la religion, le comparatif est celui de l’European Social Survey (ESS) de 2014. On a donc la date.

Pour certaines opinions sur la situation sociale ou politique, le comparatif indiqué est celui du baromètre du CEVIPOF, sans date précisée. En fait le baromètre du CEVIPOF ne porte pas sur la « population générale », mais sur les Français âgés de 18 ans ou plus inscrits sur les listes électorales.

Lorsque des comparaisons sont faites dans l’ouvrage, on trouve rarement (et c’est alors en note) la source, la date et le champ spécifique sur lequel porte l’observation.

UNE ESTIMATION CONFUSE DU NOMBRE DE MUSULMANS

Mais Hakim El Karoui, s’est attaché, en premier, à estimer la population musulmane à partir de l’enquête IFOP. L’enquête s’est déroulée en France métropolitaine. Il démarre donc sur ce champ géographique.

 D’après le pourcentage de musulmans déclarés dans l’enquête filtre (5,7 %), il en déduit que 3,6 millions des 15 ans ou plus sont musulmans (on verra qu’il se trompe). Il lui faut encore estimer le nombre de musulmans de moins de 15 ans. Pour cela, il applique la proportion de musulmans connue pour les 15-24 ans dans l’enquête IFOP aux moins de 15 ans en France métropolitaine (11 %), ce qui donne 1,3 million. Rien à redire à cela.

Nous aurions donc ainsi, en France métropolitaine, 3,6 millions +1,3 million = 4,9 millions de musulmans en 2016.

Premier problème, ce n’est pas 3,6 millions de 15 ans ou plus que donne la proportion de 5,7 % appliquée à la population d’au moins 15 ans au premier janvier 2016, mais 3 millions (52,8 millions*0,057=3 millions).

Donc, si l’on en croit l’enquête, on aurait plutôt 4,3 millions de musulmans au 1er janvier 2016 en France métropolitaine, soit seulement 100 000 de plus que l’estimation faite fin 2008 à partir de l’enquête Trajectoires et origines (Teo). 

C’est peu vraisemblable. Entre une enquête aléatoire et une enquête par quotas, je penche pour la première car l’enquête par quotas ne garantit à peu près la représentativité que pour les variables sélectionnées.

Un exemple a été donné par les trois dernières enquêtes menées par BVA et par IPSOS pour la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH). En octobre 2016, l’échantillon comprenait 37 % de personnes âgées de 18 ans ou plus ayant au moins un parent ou un grand-parent étranger. En janvier de la même année, ce n’était plus que 30 % et, en décembre 2014, 23 %. Si une chose est sûre, c’est que la proportion de personnes ayant au moins un parent ou grand-parent étranger n’a pas pu prendre 14 points de pourcentage en deux ans. La variable sur l’ascendance n’est donc pas représentative. Les quotas retenus (âge, sexe, profession de la personne de référence du ménage) ne garantissent pas la représentativité de la population d’origine étrangère.

Il en va de même avec la religion. L’enquête IFOP n’est donc pas suffisamment représentative des affiliations religieuses pour permettre une estimation du nombre de musulmans en France métropolitaine.

Mais, pourquoi 3,6 millions au lieu de 3 millions pour les 15 ans ou plus ?  On croit le deviner en lisant la suite. Le pourcentage de personnes d’au moins 15 ans ayant au moins un parent musulman donne 0,6 million. Hakim El Karoui les a donc comptés dans ses 3,6 millions. Mais, il les rajoute une deuxième fois, ce qui lui donne 4,9 millions+0,6 million=5,5 millions. Soit le nombre de musulmans et de ceux d’ascendance musulmane sans être musulmans (pour autant qu’ils aient 15 ans ou plus) en France métropolitaine. Avant de faire ce saut, Hakim El Karoui a déjà ajouté 0,2 million de musulmans pour Mayotte, faisant ainsi passer son estimation sur un autre champ géographique comprenant l’Outre-mer, sans disposer d’aucune information sur les affiliations religieuses dans ces territoires. 5,5 millions +0,2 million= 5,7 millions soit 8,6 % de la population de la France, y compris l’Outre-mer.

Les données de base estimées par Hakim El Karoui figurent dans le tableau ci-dessous qui montre bien les « trous » dans l’estimation et la nécessité de compter deux fois les 0,6 million de personnes non musulmanes mais d’ascendance musulmane pour arriver à 5,7 millions. La seule estimation à champ constant est celle qui porte à 4,3 millions le nombre de musulmans en France métropolitaine. Si l’on admettait la réduction du nombre de musulmans d’Outre-mer à la population de Mayotte, cela donnerait 4,5 millions France entière.

 

Si l’on met de côté le fait d’avoir compté deux fois le nombre de personnes non musulmanes d’ascendance musulmane, on peut s’étonner du glissement sur le champ géographique et de l’absence de définition unique, entre les moins de 15 ans et les 15 ans ou plus, de l’affiliation religieuse. Je n’y vois pas une volonté de tricher, mais plutôt un emballement maladroit pour se trouver dans la zone de chiffres avancés par ailleurs qu’Hakim El-Karoui cite dans son livre (4,7 millions pour le Pew à la mi-2010, 5 à 6 millions d’après le ministère de l’Intérieur, et mon estimation à 4,2 millions fin 2008 avec en prévision la barre des 5 millions probablement franchie en 2014).

J’ai moi-même estimé à 5,4 millions le nombre de musulmans en janvier 2016 (http://www.micheletribalat.fr/436796788). Rappelons que l’estimation du Pew, non publiée lorsqu’Hakim El Karoui écrit son livre, est de 5,7 millions à la mi-2016. Comme l’enquête de l’IFOP n’est probablement pas représentative du nombre de musulmans, Hakim El Karoui a jonglé avec les chiffres et les définitions pour livrer une estimation qu’il jugeait crédible, sans imaginer qu’un défaut de représentativité le plaçait probablement en-dessous de la réalité.

Autre problème, celui de l’extension aux personnes d’ascendance musulmane. Pour mener des comparaisons avec le catholicisme, comme il le fait parfois, il faudrait, en toute rigueur, étendre aussi le champ de la même façon pour le catholicisme.

Son aptitude à changer le champ de la mesure le conduit à présenter une fourchette [5,6 %-8,6%], allant de 5,6 % (en fait 5,7 % avec l’arrondi) de musulmans de 15 ans ou plus en France métropolitaine à 8,6 % « si l’on intègre les musulmans et les  personnes d’origine musulmane ne se disant plus musulmanes et si l’on considère que tous les enfants de musulmans de moins de quinze sont musulmans » en France avec l’Outre-mer. Or ce n’est pas en utilisant des déclarations de parents sur leurs enfants (inexistantes) qu’il a évalué les musulmans de moins de 15 ans, mais en appliquant aux moins de 15 ans la proportion de musulmans dans l’enquête IFOP chez les 15-24 ans. 

Partant de là, Hakim El Karoui réfute l’opinion selon laquelle, d’après une enquête internationale menée par IPSOS MORI en 2014, il y aurait 30 % de musulmans en France. Dans cette enquête, les répondants se trompent à peu près sur tout, et pas seulement en France. La presse a retenu la surestimation des musulmans et n’a guère parlé des autres erreurs. Que dire de la surestimation de 20 points du pourcentage de 65 ans ou plus ? L’inculture statistique générale et les inquiétudes qui se portent sur l’islam expliquent sans doute la surestimation du nombre de musulmans par les opinions publiques. Le peu de scrupules qu’on a eu jusqu’à une date récente (et qu’on a trop souvent encore) pour donner des chiffres sans autre explication alors qu’aucune source fiable n’existait pour le faire encourage la méfiance du public. Si nous avions eu régulièrement des informations de qualité sur le sujet, peut-être auraient-elles fini par être comprises et enregistrées par le public.

Bobby Duffy, le patron d’IPSOS MORI expliquait, dans la presse anglaise, que l’étendue des perceptions erronées n’était pas une raison pour rejeter les perceptions courantes, car elles reflètent souvent des inquiétudes bien réelles. Il recommandait aussi que l’on améliore l’enseignement à l’école afin que les citoyens soient plus à l’aise avec les données statistiques.

Autre estimation chiffrée donnée par Hakim El Karoui, celle des musulmans salafistes : « On estime à environ 15 000 à 20 000 le nombre de salafistes en France ; 50 à 60 % d’entre eux sont issus d’une famille d’origine maghrébine tandis que 25 à 30 % sont des convertis ».

« On estime » n’est pas une source fiable. Qui estime et d’après quelle source et quelle méthode ?

Le « On » désigne probablement Bernard Godard qui lui-même reprend la même formule « on estime les salafistes au nombre de 15000 à 20000 personnes en France. Il s’agit de Français ou de convertis ». Bernard Godard est un ancien des RG qui a participé, comme chargé de mission, à l’élaboration du CFCM. Il connaît sans doute bien le milieu, mais sans pour autant disposer d’un outil lui permettant de décompter les salafistes.

[1] http://www.institutmontaigne.org/publications/un-islam-francais-est-possibl

[3] L’IRIS est la maille de base des enquêtes annuelles de recensement. Toutes les communes de 10 000 habitants ou plus sont découpées en IRIS. C’est le cas aussi d’une partie importante des communes de 5 000 à 10 000 habitants. L’IRIS comprend entre 1 800 et 5 000 habitants.

[4] D’après la nouvelle méthode de recensement "inaugurée" en 2004 par l’Insee. Chaque année l’Insee enquête 8 % des habitants des villes de 10 000 habitants ou plus et recense exhaustivement une commune de moins de 10 000 habitants sur cinq.  La population d’une année est obtenue en ajoutant à la collecte de l’année, celle des deux années précédentes et des deux années suivantes.

[5] En cas d’hésitation du répondant, l’enquêteur au téléphone est censé lui préciser : « quand vous aviez quinze ans… »

[6] On rappellera qu’ « étranger » désigne l’individu de nationalité étrangère. Le nombre de ces étrangers augmente avec l’arrivée d’étrangers mais aussi les naissances d’étrangers (pourvu que la nationalité des enfants soit correctement déclarée), mais diminue avec les départs, la mortalité, sans oublier les acquisitions de nationalité. Leur nombre était de 3,9 millions en 2012, date de référence pour les quotas, soit 6,1 % de la population en France métropolitaine. Par contre, l’immigré désigne celui qui a connu la migration qu’il soit encore étranger ou devenu français, https://www.ined.fr/fichier/s_rubrique/18838/pop_et_soc_francais_241.fr.pdf

(à suivre...)

Derniers commentaires

28.11 | 10:40

À mon avis à la Doc de l'Ined sur le campus Condorcet ou à la BNF

27.11 | 23:14

Cette période de baisse étant due à la crise de 1929 (avec des effets sur l'emploi à partir de 1932) et à la 2e guerre mondiale.

27.11 | 23:13

Selon l'INSEE, la part des immigrés et des enfants d'immigrés augmente en France depuis 1911 (2,7%) jusqu'en 2021 (10,6%).
La seule période de baisse a été de 1931 à 1946.

27.11 | 22:57

Bonsoir

Où peut-on lire l'étude sur Crulai?