Démographe
IMMIGRATION : CONVERTIR L’OPINION
PUBLIQUE AU LIEU DE L’INFORMER
18 mars 2025
Le texte ci-dessous est celui que m'avaient commandé Emmanuelle Hénin, Pierre Vermeren et Xavier-Laurent Salvador le 10 juillet 2023 et qui devait figurer dans le livre - Face à l'obscurantisme woke - qu'ils co-dirigeaient pour les PUF. Par courriel du 12 novembre 2024, ils m'apprirent qu'ils avaient consenti à ce que je sois évincée du livre car l'éditeur craignait les mesures de rétorsion de François Héran du Collège de France. C'était sans moi ou pas de publication.
Finalement, comme on l'a appris il y a une semaine, après la charge de Patrick Boucheron (lui aussi du Collège de France) lors d'une conférence de presse du 7 mars dernier, c'est la publication dans son entier qui se trouve annulée par les PUF.
L'ouvrage a déjà trouvé un éditeur prêt à relever le défi et les co-directeurs se réjouissent de la publicité qui leur a ainsi été faite et ne manquera pas d'assurer le succès de la publication.
« L’idéologue désire non point connaître la vérité, mais protéger son système de croyance
et abolir, spirituellement faute de mieux, tous ceux qui ne croient pas comme lui.
L’idéologie repose sur une communion dans le mensonge impliquant
l’ostracisme automatique de quiconque refuse de la partager. »
Jean-François Revel, La connaissance inutile, Grasset, 1988, p. 217
Sur la question migratoire, l’idéologie dominante de l’élite a conquis les institutions académiques. La curiosité, moteur de la recherche, y a été supplantée par la mission visant à convertir l’opinion publique à la bonne pensée qu’elles professent. Ce ne fut pas une conquête soudaine, mais l’écho lointain du « sociocentrisme négatif » (d’après la belle expression de Paul Yonnet) des années 1980, qui allait s’en prendre à l’identité française, après avoir détruit l’idée de roman national. Une « identité-mode de vie », « dernier bastion de l’appartenance groupale ». Comme l’écrivait encore Paul Yonnet, le projet de dissolution de la France place l’antiracisme « dans l’absolue incapacité de raisonner la crainte phobique d’une colonisation de peuplement étranger » qu’on n’appelait pas encore grand remplacement lorsqu’il a écrit son livre[1]. Et pourtant, c’est à cette crainte que le discours académique majoritaire cherche aujourd’hui à répondre en lui déniant tout ancrage dans le réel et en mettant en défaut les perceptions communes déplaisantes. Ce discours n’a pas pour objet – légitime – d'en rectifier les erreurs par une approche du réel mettant en œuvre les outils techniques adéquats, mais de les disqualifier pour ce qu’elles disent. L’emprise idéologique opère une sélection des scientifiques non pas sur leur maîtrise technique et leur respect des règles à respecter pour éviter de s’égarer, pourtant indispensables à la mesure du phénomène migratoire, mais sur leur adhésion (réelle ou supposée) ou non au dogme dominant.
Tous les partis de gouvernement ont contribué à cette mission idéologique. Ce fut le cas du gouvernement Chirac-Villepin et de ses ministres qui signèrent le décret 2006-1388[2] créant l’Établissement public du Palais de la Porte dorée (EPPPD) comprenant la Cité nationale de l’histoire de l’immigration – aujourd’hui appelée Musée national de l’histoire de l’immigration (MNHI) - dont une des missions était de « faire évoluer les regards et les mentalités sur l’immigration en France ». Message reçu cinq sur cinq par les dirigeants de ce musée, si l’on en croit son projet scientifique et culturel[3] qui diffuse un discours paradoxal laissant penser que les tenants de l’idéologie dominante, ce qu’ils sont, peuvent se payer le luxe d’oublier le caractère idéologique de leur discours, caractère idéologique qu’ils reportent sur les adversaires qu’ils se désignent. Dans le MNHI, c’est la science qui parlerait à l’opposé des discours idéologiques de ceux qui ne pensent pas bien, car seuls ces derniers sont des idéologues. Seuls ces autres prêcheraient au lieu d’argumenter rationnellement. François Héran, professeur au Collège de France et ancien directeur de l’Ined, pour le malheur de cette vénérable institution, également président du Conseil d’orientation du musée, a fortement inspiré le projet muséal. À sa suite, ce projet revendique une « neutralité engagée ». Il soutient qu’« être pour ou contre l’immigration n’a pas plus de sens que de se prononcer pour ou contre le vieillissement de la population ». « L’immigration est un fait aussi établi que le réchauffement des températures moyennes, le développement du numérique ou le fait que la France a possédé un empire colonial »[4]. Le MNHI fait ainsi mine de croire que l’opposition à l’immigration reviendrait à en nier l’existence alors que c’est exactement le contraire. En fait, ce que le MNHI proclame c’est la permanence du fait migratoire et la vanité qu’il y aurait à s’y opposer. En la comparant au vieillissement de la population, il le naturalise et indique ainsi que seule l’idiotie peut conduire à se déclarer contre l’immigration.
Cette naturalisation[5] du fait migratoire a fait son chemin dans la sphère politique. Ainsi a-t-elle été reprise par Gérald Darmanin. Ce dernier, alors ministre de l'Intérieur, a soutenu ce point de vue lors de sa conférence au Centre de réflexion sur la sécurité intérieure (CRSI) le 19 septembre 2023 : « la question de l’immigration n’est pas une question d’opinion publique. Il n’y a pas à être pour ou contre. Être contre c’est comme être contre le soleil. » Ce faisant, le ministre nous explique que l’immigration n’est pas un objet politique et diffuse ainsi l’idée, paradoxale pour un ministre chargé de l’immigration, qu’il n’y a pas grand-chose à faire, sinon s’y adapter, alors même qu’il défend un projet de loi censé tout changer sur le sujet. Il ne peut donc qu’approuver la mission officielle du MNHI visant à changer le regard porté sur elle : en gros, puisque nous n’y pouvons rien, faisons mine de l’apprécier.
Le rapprochement fait par le MNHI avec le changement climatique pose question. Les mêmes qui nous demandent de nous adapter à l’immigration programment des politiques très coûteuses censées peser sur l’évolution du climat. Celle-ci (à l’échelle planétaire) dépendrait donc des politiques qui seront mises en œuvre en France alors qu’il faudrait s’accommoder de l’immigration étrangère à l’échelle de ce pays ! Il est donc des décisions politiques prises en France qui pourraient freiner le réchauffement planétaire mais aucune vraiment capable de freiner l’immigration en France.
Les idéologues qui se chargent de la rééducation morale des gens ordinaires se moquent de la cohérence de leurs propos car ils savent qu’ils ne seront pas mis face à leurs contradictions. Ils sont entourés de collègues complaisants et sollicités par des médias porteurs de la même idéologie. Ils savent que les petites voix qui s’y risquent n’auront aucun écho tant que la croyance qu’ils répandent, car c’est bien de croyance qu’il s’agit, restera hégémonique dans les élites.
Cette croyance peut ainsi conjuguer le discours sur la faiblesse de l’immigration, notamment par rapport à nos voisins européens, propos favori de François Héran, et celui faisant de la France « le plus grand pays d’immigration du monde depuis au moins deux siècles »[6].
François Héran est devenu un champion des déclarations contradictoires censées alimenter le même discours : on n’y peut rien mais c’est formidable !
Il plane au-dessus de la mêlée et sa parole est recueillie avec révérence. Un homme qui parle si bien ne saurait se tromper. Nous ne sommes donc pas très nombreux à nous être penchés sérieusement sur ses écrits et ses déclarations[7].
Pourtant, il a apposé son sceau aux tripatouillages statistiques dont il ose se plaindre aujourd’hui. Tout récemment encore, sur RTL, au micro d’Yves Calvi, il récriminait contre ceux qui reproduisent les erreurs qu’il a lui-même commises. Citons-le : « C’est une erreur très fréquente, consistant à dire : ‘j’ai le nombre de séjours d’une année, j’ajoute l’estimation des irréguliers, j’ajoute les demandeurs d’asile et ça fait 500 000 personnes’. Eh bien ! C’est une erreur parce que ça fait des doubles et des triples comptes »[8]. En 2020, il s’était lui-même livré à ce type de calcul[9] (sans estimation des « irréguliers ») dans Le Monde, lorsqu’il s’agissait de ridiculiser ceux qui pensaient qu’on pourrait éviter des contaminations au Covid en prolongeant l’expérience de confinement aux seuls étrangers cherchant à s’installer durablement en France : « chaque année en France, 540 000 entrées environ relèvent de la migration, ce qui est très peu sur l’ensemble des 90 millions d’entrées provisoires ou durables : 0,6 % »[10] ; pourcentage calculé sur l’ensemble des entrées en France y compris touristiques ! François Héran avait réitéré ce propos lors d’un entretien avec le géographe Michel Foucher au MNHI : « de véritables migrants qui s’installent dans l’année pour au moins un an c’est peut-être [!!!], si on calcule très large, 500 000 en comptant les Européens, 550 000, peu importe [!!!], mais en gros c’est 1/150ème, 0,6 ou 0,7 % de la mobilité internationale »[11]. Au diable les doubles et les triples comptes quand c’est pour la bonne cause ! Pourquoi récriminer aujourd’hui contre un discours qu’il a lui-même contribué à propager ? En fait, tout dépend du point idéologique qu’il s’agit de soutenir.
En 2017, François Héran avait inventé une stabilité du flux autour de 200 000 entrées pour incriminer l’impuissance de François Fillon (qui se présentait alors à l’élection présidentielle) à le faire baisser[12] pour…, en 2022[13], se rendre à l’évidence d’une hausse, que retrace l’évolution de la proportion d’immigrés dans la population. Cette fois, il souligne l’impuissance commune de tous les présidents de la République à agir sur cette tendance, même s’il consent à reconnaître un léger ralentissement du temps de Nicolas Sarkozy ! S’il fallait ridiculiser Nicolas Sarkozy, mais surtout François Fillon, en 2017, il faut épargner Emmanuel Macron en 2022. On ne peut pas incriminer ce président puisque la croissance de l’immigration étrangère lui échappe, comme elle échappait à ses prédécesseurs. En 2017, il invitait à « faire avec » l’immigration en la naturalisant : on ne pourrait pas plus empêcher des étrangers d’entrer que des enfants de naître. En 2022, c’est la petite France qui ne peut pas, à elle seule, se dresser contre une dynamique mondiale irréversible.
Enfin, comment ne pas évoquer la fessée que François Héran a cru mettre à Stephen Smith[14], avec la complicité de Population & Sociétés[15], revue de l’Ined, qui s’est ainsi joint à la campagne de dénigrement de Stephen Smith, sous les applaudissements de médias soulagés d’apprendre que ce dernier avait tout faux ? On ne peut guère en faire grief à la presse quand le comité de rédaction de la revue lui-même, grisé par la perspective de démolir le livre de Stephen Smith, n’a pas été en mesure de détecter l’erreur méthodologique flagrante de la démonstration de François Héran. Erreur, qui n’a jamais été rectifiée et dont il faut dire un mot. François Héran supposait que le rapport entre la population subsaharienne qui s’installerait en France et la population subsaharienne en Afrique resterait constant jusqu’en 2050, sans prendre la précaution de vérifier si tel avait bien été le cas jusque-là. En fait, entre 1982 et 2015, la population subsaharienne avait augmenté beaucoup plus vite en France qu’en Afrique. L’hypothèse de base était donc fausse, ce qui n’avait pas empêché les éditions Nathan de retenir l’article de Benoît Bréville, rédacteur en chef de Politis, titré « Le mythe de la ruée vers l’Europe, Immigration, un débat biaisé » s'appuyant sur la si brillante démonstration de François Héran et publié sur le site Groupe d’histoire sociale[16], pour le proposer à la sagacité des lycéens comme exercice d’approfondissement.
Ce ne sont là que quelques exemples du fourvoiement d’un monde académique qui, sous des atours scientifiques, vise la transformation des perceptions communes afin de satisfaire une élite bien décidée à « changer le regard sur les populations immigrées, sur l’immigration » comme l’a si joliment formulé le MNHI[17]. Cet ascendant idéologique sur la recherche scientifique a des conséquences désastreuses sur le débat démocratique dans la mesure où toute malversation ayant la bonne tonalité idéologique a toutes les chances d’échapper à la vigilance médiatique. Avec le risque de banaliser ainsi la fraude scientifique, pourvu qu’elle apporte la satisfaction idéologique attendue.
[1] Publié en 1993 et réédité en 2022 chez L’Artilleur. Voyage au centre du malaise français. L’antiracisme et le roman national, Paul Yonnet, 349 p.
[2] https://www.legifrance.gouv.fr/loda/id/JORFTEXT000000272458.
[3] https://www.palais-portedoree.fr/le-projet-scientifique-et-culturel.
[4] Op. cit., page 9.
[5] Lire à ce propos le chapitre 6 de mon livre (Immigration, idéologie et souci de la vérité, L’Artilleur, 2021), consacré à la naturalisation du phénomène migratoire.
[6] Projet MNHI op. cit., p. 9.
[7] On trouvera mes critiques sur mon site : https://micheletribalat.fr/ et dans mon livre op. cit.
[8] https://www.dailymotion.com/video/x8pf0m7.
[9] Voir à ce sujet : https://micheletribalat.fr/435108953/mieux-appr-hender-les-flux-migratoires-en-france.
[10] https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/04/26/francois-heran-l-ideologie-du-confinement-national-n-est-qu-un-ruineux-cauchemar_6037821_3232.html.
[11] https://www.histoire-immigration.fr/programmation/le-musee-part-en-live/migrations-et-covid-19-le-grand-retour-des-frontieres.
[12] Avec l’immigration, Mesure, débattre, agir, La Découverte, 2017.
[13] Immigration : le grand déni, Seuil, 2023.
[14] Pour son livre La ruée vers l’Europe, Grasset, 2018.
[15] Population & Sociétés n°558, 12 septembre 2018.
[16] https://groupedhistoiresociale.com/2018/11/02/immigration-un-debat-biaise-benoit-breville/.
[17] https://www.palais-portedoree.fr/le-projet-scientifique-et-culturel p. 71.
François Héran sollicite, par lettre recommandée du 3 juin 2025 sous menace de poursuite, l'insertion, sous trois jours, d'un droit de réponse.
Bien volontiers. Le voici.
DROIT DE RÉPONSE DE FRANÇOIS HÉRAN
mis en ligne le 7 juin 2025
Michèle Tribalat a publié le 18 mars 2025 sur son site internet un article correspondant à un chapitre qui devait figurer dans un recueil des Presses universitaires de France sur "l'obscurantisme woke". J'en suis la cible principale. Cette ancienne chercheuse de l'Ined multiplie de longue date les attaques contre moi. Je n'y ai jamais répondu. À mon vif regret, je dois désormais m'y résoudre, car ce qui aurait pu s'en tenir à une discussion scientifique est devenu une diatribe qui met directement en cause mon honnêteté intellectuelle en m'accusant de "tripatouillage", de "malversation", de "mensonge", de "fraude scientifique", et en dénonçant de prétendus errements indignes d'un démographe et "désastreux pour le débat démocratique"... De tels propos vont bien au-delà de ce qu'on pourrait attendre d'un débat scientifique, si vif soit-il.
Aucune des accusations lancées par Mme Tribalat ne résiste à l'examen.
Premier grief : si les Presses universitaires de France ont décidé de ne pas publier son chapitre, c'est qu'elles "craignaient les mesures de rétorsion de François Héran du Collège de France". Étrange propos, qui ne peut recevoir que deux interprétations possibles. La première est l'abus de pouvoir. Du haut de ma chaire du Collège de France, j'aurais menacé les PUF en apprenant la publication prochaine de ce recueil. Le problème est qu'à la date où Mme Tribalat dit avoir appris la décision de l'éditeur, le 12 novembre 2024, j'ignorais tout de ce projet éditorial. J'ai appris son existence en lisant Le Figaro du 11 mars dernier, soit quatre mois plus tard. Je n'ai, du reste, aucun lien avec les PUF (ma dernière publication chez eux remonte à 2009) et j'ignorais même le nom de leur directeur éditorial.
Mais on me suggère une autre interprétation : d'elles-mêmes, sans la moindre intervention de ma part, les PUF auraient considéré qu'un texte aussi agressif s'exposait à un recours en justice. Mais alors, comment croire qu'on ose qualifier de "mesures de rétorsion" le simple exercice des droits garantis par la loi de 1881 sur la presse, l'une des lois fondatrices de la République ? Ce serait se moquer de la loi et prendre l'agressé pour l'agresseur. Quelle que soit l'interprétation retenue, l'idée que j'abuserais de ma position pour censurer une décision éditoriale est sans fondement. Je n'ai d'autre moyen pour défendre mon honneur que de recourir au droit de réponse comme n'importe quel citoyen - une première en cinquante ans de carrière.
Second grief : mon appartenance à la cohorte de ceux qui projettent... la "dissolution de la France". À cela je réponds que personne n'est propriétaire de l'identité de la France, personne n'a le monopole de l'amour du pays. Mais Mme Tribalat en veut pour preuve mon influence néfaste sur le Musée national de l'Histoire de l'immigration, dont elle déplore la création purement "idéologique" par le président Chiranc. À l'en croire, j'aurais "fortement inspiré" la nouvelle exposition permanente du musée. C'est faire peu de cas des commissaires scientifiques qui l'ont conçue, quatre historiens et géographes connus pour la solidité de leurs travaux. C'est surtout se méprendre sur l'objectif de l'exposition : non pas dénigrer notre pays mais rappeler, documents à l'appui, que l'histoire de l'immigration fait partie intégrante de l'histoire de France. Libre à chacun d'exprimer son désaccord ; cela n'autorise pas Mme Tribalat à faire du collectif qui a préparé cette exposition un fossoyeur de la patrie. Aucun parti pris politique ne guide mes analyses. La "neutralité engagée" que je revendique et que décrie Mme Tribalat s'énonce aisément : ce ne sont pas mes convictions qui dictent mes recherches mais mes recherches qui dictent mes convictions.
Autre faute majeure, j'aurais "naturalisé" l'immigration en la jugeant aussi irréversible que le réchauffement climatique ou le vieillissement des populations. Cette doctrine, assure Mme Tribalat, qui m'attribue de grands pouvoirs, aurait même inspiré Gérald Darmanin. C'est oublier que ni le vieillissement démographique ni le réchauffement climatique ne sont des phénomènes naturels. Ils sont le produit de l'activité humaine, le résultat de choix collectifs. Évoquer la banalité de l'immigration, ce n'est pas la "naturaliser", c'est constater qu'elle a pris historiquement toute sa place dans nos sociétés, d'autant que le mouvement n'est pas prêt de ralentir : depuis l'an 2000, en près de 25 ans, le nombre des immigrés compilé par la division de la Population de l'Onu a augmenté de 70 % dans le monde, de 105 % dans l'Espace économique européen élargi (Grande Bretagne comprise), de 50 % en France. On peut rêver d'une réduction drastique de l'immigration, promettre aux électeurs d'inverser la courbe, leur raconter qu'il suffira pour cela de redoubler de fermeté..., une autre approche est envisageable : non pas juguler l'immigration mais la réguler, ce qui ne veut pas dire lui laisser libre cours. De toutes les options possibles, quelle est la plus réaliste ? Qui refuse donc de regarder la réalité en face ? Dans la pensée binaire de Mme Tribalat, c'est simple : l'idéologie et l'aveuglement sont toujours dans le camp adverse. C'est ignorer que le réel est autrement plus complexe.
Concernant les entrées de migrants en France, j'aurais "apposé mon sceau à des tripatouillages statistiques" avant de faire machine arrière. Contresens, là encore. On m'oppose la tribune que j'ai publiée lors de la pandémie du Covid? J'y rappelais que le virus franchissait les frontières sans faire de différence entre les migrants, les visiteurs et les touristes. Il était donc vain de s'en prendre aux seuls migrants pour bloquer le virus s'ils représentaient une fraction minime des 90 millions d'entrées annuelles sur le territoire. Si j'arrivais à une estimation de 550 000 par an, ce n'était pas en commettant des doubles comptes que je condamne par ailleurs, mais en ajoutant les ressortissants de l'Union européenne installés en France, non inclus dans la statistique des titres de séjour mais tout aussi exposés à la pandémie. Mme Tribalat a beau s'indigner en multipliant les points d'exclamation, nulle palinodie, nul tripatouillage dans ce propos de bon sens.
Ce n'est pas tout. Michèle Tribalat use d'un vocabulaire choisi en évoquant le "fessée" que j'aurais administrée au journaliste Stephen Smith, auteur d'un essai fracassant sur la "ruée" des Africains vers l'Europe, salué dans les médias et doté de plusieurs prix. C'était en septembre 2018. Pour Mme Tribalat, ma critique était une "exécution", alors qu'il s'agissait d'une réfutation chiffrée comme il s'en pratique dans le monde des sciences, et sur un ton parfaitement serein. Mais voici l'argument massue : j'aurais commis une "erreur méthodologique flagrante" en méconnaissant le fait qu'entre 1982 et 2015, la population subsaharienne a augmenté plus vite en France qu'en Afrique. Pire encore, le piètre démographe que je suis aurait persévéré dans l'erreur en refusant de faire amende honorable.
Rien n'est plus faux. J'ai analysé cette objection à trois reprises : le 10 janvier 2019 dans mon cours public accessible en ligne ; en mars 2019 dans le mensuel L'Histoire ; en octobre 2021 dans un manuel de la Documentation française - et toujours dans les termes les plus courtois. Je n'ignorais pas que la France comptait en 2014 cinq fois plus d'immigrés subsahariens qu'en 1982. Mais, dans le même temps, les immigrés britanniques en France ont été multipliés par 4, les Roumains par 8, les Chinois par 16 - des hausses très supérieures à la croissance démographique de leur pays d'origine, sans que personne y voie l'annonce d'une submersion. Car c'est un phénomène bien connu des études migratoires : les nouveaux courants d'immigration, pas seulement ceux venus d'Afrique, connaissent souvent un rythme de croissance intense dans leur phase d'émergence, évidemment supérieur à la hausse de la population dans les pays de départ, avant de revenir à un rythme plus modéré. On l'a vérifié en France pour des courants plus anciens : portugais, turc, tunisien, etc. On se trompe quand on perpétue pour les décennies à venir le rythme de croissance initial d'un courant migratoire. La précaution à prendre, en revanche, était de vérifier, comme je l'ai fait, que la part des migrants subsahariens rejoignant l'Europe ne variait guère au fil des décennies. Lorsqu'ils émigrent, c'est à plus de 70 % vers d'autres pays subsahariens, du fait, notamment, des accords régionaux de libre circulation. J'ai intégré cette donnée dans mes projections, en même temps que la forte hausse de la population africaine prévisible dans les décennies à venir.
La suite des événements n'a pas encore tranché entre nos deux points de vue. De 1982 à 2023, le nombre des immigrés maghrébins est resté stable en France, alors que la population du Maghreb a doublé. En revanche, les immigrés subsahariens, qui sont une minorité plus récente et plus réduite, sont encore dans leur phase de croissance : leur nombre a progressé plus vite dans cette période que la population subsaharienne en Afrique (une multiplication par 7 au lieu de 3), mais cette hausse reste bien inférieure à celle des immigrés chinois en France (22 fois plus nombreux en 2023 qu'en 1982, alors que la populations de la Chine a progressé seulement de 40 %). Selon l'Insee, les Subsahariens représentent aujourd'hui 2,3 % de la population vivant en France, et leur progression n'est pas exponentielle mais linéaire. Dans le scénario qui justifiait le titre de son essai, Stephen Smith annonçait qu'à ce rythme 25 % de la population de l'Europe serait "africaine" en 2050. Il n'hésitait pas, pour le coup, à naturaliser la ruée africaine vers l'Europe en jugeant qu'elle était "dans la nature des choses". Doit-on me vilipender si j'ose dire que ce genre de prophétie me laisse sceptique ? Il y a là matière à discussion et non pas à diatribe. On ne réglera pas la question à coups d'attaques personnelles.
Sur sa lancée, Michèle Tribalat dénonce mes "complices", les rédacteurs du bulletin de l'Ined Population & Sociétés. Elle ne dit mot sur les trois équipes de recherche que je citais à l'appui de mon travail et dont j'ai repris les méthodes. Basées au Fonds monétaire international, au Joint Research Centre de Bruxelles et à l'International Migration Institute d'Oxford, ces équipes avaient décrit l'évolution des migrations africaines vers l'Europe en exploitant les bases de données ignorées de Stephen Smith. Or mon diagnostic rejoignait le leur. Faut-il croire que ces équipes de rang international étaient aussi nulles que moi en démographie ? Ont-elles trempé dans le vaste complot visant à détruire l'identité de la France ? Pourquoi mon intraitable lectrice occulte-t-elle ces références qui corroboraient largement mon travail ? Les réfuter aurait nécessité d'étendre l'accusation d' "incompétence" et d'enfermement dans l' "idéologie" à une communauté internationale à laquelle je suis étroitement associé : j'ai présidé l'EAPS (l'Association européenne de démographie basée à La Haye) de 2008 à 2012 et j'ai dernièrement publié aux éditions Routledge de New York et aux Presses universitaires de Standford.
Michèle Tribalat est persuadée de détenir la vérité ultime en matière de migrations. Ses anathèmes ont toujours deux temps : soulever des objections d'apparence technique, avant de basculer sur le registre de la condamnation morale infamante. Elle me campe en champion de la "malversation" statistique et de la "fraude statistique", membre d'une institution trop éminente pour être honnête, "wokiste" assoiffé de pouvoir, menaçant ses rivaux de "rétorsions", rêvant de "dissoudre" l'identité de la France et ne songeant qu'à servir les intérêts de l' "élite dominante" avec de "désastreuses" conséquences pour le "débat démocratique"... À quand un vrai débat scientifique sur l'immigration, qui cherche à établir les faits plutôt qu'à jeter l'opprobre sur les personnes ?
François Héran, 3 juin 2025
Sans vouloir répondre à ce droit de réponse, je me sens obligée d'ajouter une information factuelle rendue nécessaire par la phrase suivante :
"De 1982 à 2023, le nombre des immigrés maghrébins est resté stable en France, alors que la population du Maghreb a doublé."
Chiffres sur les immigrés (Insee en milliers) :
1982 en France métropolitaine
Algérie :598
Maroc : 368
Tunisie : 203
Maghreb :1168
2023 en France entière
Algérie : 892
Maroc : 853
Tunisie : 347
Maghreb : 2092
2021 en France métropolitaine
Algérie : 881
Maroc : 834
Tunisie : 325
Maghreb : 2040